L’expert: «L’actuel gouvernement a une responsabilité majeure»

Près de 19.000 gardes à vue, 70.000 fonctionnaires limogés, des journalistes arrêtés… La Turquie s’enfonce-t-elle dans une chasse aux sorcières ? D’un côté, il faut voir dans l’ampleur des purges un reflet de l’emprise que les gülenistes avaient acquise au sein de l’appareil étatique et de la société civile. L’Europe, l’Occident et même l’opposition turque ont longtemps refusé de voir cette emprise et le danger qu’elle représentait. En ce sens, l’ampleur des mesures ne m’étonne pas. Mais d’un autre côté, le pouvoir politique risque de commettre des fautes graves en arrêtant des gens ou des membres de l’opposition qui, bien qu’ayant eu des contacts avec la communauté Gülen, ignoraient ou ne poursuivaient pas leurs buts. Prenez les journalistes arrêtés : certains sont des membres très actifs de la communauté, agissant pour son compte. Mais d’autres, comme l’éditorialiste Nazli Ilicak ou le libéral Sahin Alpay [tous deux incarcérés, NDLR], sont des figures de l’opposition. Or ils subissent le même traitement, ce qui est très préoccupant. Beaucoup d’associations ont également été fermées alors que certaines n’ont rien à voir avec les gülenistes. Si ces gens sont punis – et c’est ce vers quoi nous nous dirigeons – alors cela débouchera sur une nouvelle vague d’autoritarisme et un rétrécissement du champ politique en Turquie, à la faveur de l’état d’urgence. La justice sera-t-elle à même de juger les suspects de la tentative de putsch de manière indépendante et impartiale ? C’est l’un des grands dangers dans ces conditions tout à fait extraordinaires, où l’État est guidé par la peur, voire la paranoïa. La justice risque de ne pas se comporter de manière impartiale, surtout quand on connaît son lourd passif des dix dernières années (…) En fonction de quels critères les suspects seront-ils jugés coupables ou non ? Je suis de ceux qui pensent que l’épuration est nécessaire, mais qu’elle doit être juste. Par qui vont être remplacés ces dizaines de milliers de fonctionnaires ? Faudra-t-il désormais, plus que jamais, choisir un camp pour faire carrière ? Ce type de danger existe à chaque fois qu’un grand affrontement survient dans les institutions étatiques (…) Les nouveaux recrutements se feront-ils suivant un principe de loyauté au régime ? Quand on regarde les traditions du système politique turc et du Parti de la justice et du développement (AKP), il y a un risque évident que ces recrutements soient très partisans. Depuis la tentative de putsch, Recep Tayyip Erdogan n’a pas fait mention de sa vieille ambition : instaurer un régime présidentiel. Il s’est même dit attaché à la démocratie parlementaire… Etant donné les conditions extraordinaires, Erdogan évite de ranimer certaines polarisations. Il a conscience du fait qu’il a besoin d’un consensus politique et qu’une ère moins conflictuelle peut s’ouvrir, ce qui serait une nouveauté en Turquie. Mais il reparlera très bientôt du régime présidentiel. Puisque le pouvoir affirme que les réseaux Gülen sont derrière cette tentative de putsch, quid des responsabilités de ceux qui ont laissé ces réseaux prospérer, à commencer par l’AKP ? C’est une question importante. L’actuel gouvernement, au pouvoir depuis 14 ans, a une responsabilité majeure. D’ailleurs, à une époque, l’AKP a collaboré activement avec les gülenistes. Cette responsabilité est d’autant plus nette que ces deux groupes sont nés de la même « mère » : ce sont tous des musulmans, pour ne pas dire islamistes. Mais cette responsabilité est-elle judiciaire au point de nécessiter des sanctions pénales ? Ou bien s’agit-il d’une responsabilité politique et morale ? Il faudra en discuter, en gardant à l’esprit que ce n’est pas l’AKP qui a ouvert la porte aux gülenistes. Depuis 40 ans, ce groupe a toujours trouvé des alliés au sein de l’État turc, à droite comme à gauche. Le parti pro-kurde HDP appelle à relancer le processus de paix avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), arguant que les militaires qui bombardent depuis des mois les provinces kurdes ont un lien avec les putschistes. Ce lien est-il avéré ? Le dialogue peut-il renaître ? A une époque, les gülenistes sont devenus suffisamment forts pour lancer des procès qui ont permis d’influencer la politique de l’État contre les Kurdes, comme on l’a vu avec les « opérations KCK »[Union des peuples du Kurdistan, près de 8000 arrestations, NDLR], qui ont réduit massivement le champ politique des Kurdes. Ont-ils pour autant utilisé leurs policiers et leurs militaires pour pousser à une politique sécuritaire très rigide et encourager une guerre civile ? On ne le sait pas encore. Il faut résister à la tentation de rejeter sur les gülenistes toute la faute du problème kurde. D’autant plus que sur cette question, Erdogan et les gülenistes ont souvent été sur la même longueur d’onde. On sait que le PKK cherche à reprendre les contacts. Mais Erdogan, qui a l’impression de gagner sur le terrain militaire et se rapproche ces derniers temps des ultranationalistes, pourrait ne pas être incité à changer de politique.

Votre compte

L’expert: «L’actuel gouvernement a une responsabilité majeure»

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Monde

Elisabeth Borne nommée Première ministre en France: une «collaboratrice» pour Matignon

Les forces spéciales américaines renvoyées en Somalie

Pour Xi Jinping, une marche triomphale transformée en parcours d’obstacles

Tuerie aux Etats-Unis: Biden qualifie de terrorisme le massacre raciste de Buffalo

Ovni: le Pentagone signale un «nombre croissant» d’objets non identifiés dans le ciel

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Des F-16 belges interceptent un avion au-dessus des Pays-Bas

Guerre en Ukraine: Azovstal, la chute d’un symbole

Zelensky au Festival de Cannes: «Il nous faut un nouveau Chaplin qui prouvera que le cinéma n’est pas muet»

Vie privée: le projet de loi sur la conservation des métadonnées «menace nos libertés»

Nouveau codeco ce vendredi: voici ce qui devrait être discuté

Festival de Cannes: Vincent Lindon, un président du jury qui a envie d’aimer

6 Belges sur 10 sont de plus en plus sensibles à la politique climatique de leur emploi

Pâques : les Belges se sont octroyés deux fois plus de jours de congé qu'en 2020

4 bonnes raisons d’avoir un animal de compagnie au bureau

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel