Catherine Camus: «Je n’aurais pas tenu sans papa, même après sa mort»

En septembre 1958, un an et demi avant sa mort accidentelle, Albert Camus amena ses deux enfants à Lourmarin, un petit village tapi dans le massif du Luberon, entre Aix et Avignon, et il leur présenta la maison qu’il s’apprêtait à acheter. Près de soixante ans plus tard, Catherine Camus habite toujours cette solide demeure provençale, sise rue Albert-Camus désormais, à quelques encablures du cimetière où ses parents reposent à l’ombre d’un gigantesque laurier-rose. C’est là qu’elle nous a reçu. Comment était votre père ? Était-il sévère ? Sévère. Mais très gentil. Et surtout juste. En ce qui me concerne – je ne peux parler pour mon frère, Jean – j’étais libre. Libre mais responsable : c’était intimement lié. Quand il vous disait : « Tu as fait ça ? », il n’était même pas question de songer à mentir. On n’était pas du tout religieux mais mentir, c’était vraiment un péché capital à la maison. D’ailleurs, cela ne m’a jamais effleuré l’esprit. Alors, quand il nous disait : « Tu as fait ça ? », on lui répondait : « Oui ». Il nous disait alors : « Et qu’est-ce tu en penses ? ». C’est là que les choses se compliquaient… Je trouve que j’ai eu un très bon père. Pas longtemps, mais un très bon père. Il vous conseillait des lectures ? Non. Il arrivait avec une serviette pleine de livres et je prenais ce que je voulais. C’est ainsi que je lui dois ma passion pour Alexandre Dumas. Pour moi, Alexandre Dumas, c’est du Prozac. Après sa mort, ça m’a sauvé la vie : je partais avec Les Trois Mousquetaires et tout le reste me devenait égal. Après, il fallait dire à papa ce qu’on avait pensé du livre. Je lui disais exactement ce que je pensais. Même si j’ai dû lui dire des choses très banales, il n’a jamais eu l’air de dire que c’était idiot… Encore aujourd’hui, quand je vais parler dans un lycée, à la demande d’un professeur, j’essaye d’expliquer que la lecture, c’est la liberté. Les profs ne sont pas toujours contents, mais je dis aux jeunes que si le livre ne leur plaît pas, ils n’ont qu’à le laisser, qu’un jour ils rencontreront un écrivain qui va leur parler, qui va leur faire mieux comprendre qui ils sont, qui répondra un peu à leurs questions. Aviez-vous lu ses livres de son vivant ? Seulement Caligula. Où viviez-vous ? À Paris. Jean et moi sommes nés à Boulogne-Billancourt. En ce qui me concerne, je détestais Paris. Je suis vraiment très méditerranéenne – ma mère était d’Algérie aussi. Il était souvent à la maison ? Il voyageait peu. Il était souvent à la maison jusqu’à ce que ma mère fasse une dépression nerveuse. Ma famille maternelle a alors dit à mon père qu’il fallait qu’il s’en aille. Il n’était donc plus à la maison mais il passait nous voir le jeudi, le week-end et nous prenait en vacances. Mais je n’ai jamais eu le sentiment d’un manque avec papa. Simplement, je n’aimais pas qu’il ne soit plus là. Vous étiez la fille d’Albert Camus, un des plus grands écrivains de son époque, prix Nobel de littérature, etc. On vous en parlait à l’école ? On me demandait parfois de faire signer les livres de papa. Mais ça m’a surtout pesé après sa mort [Catherine Camus avait 15 ans quand son père est décédé, NDLR]. Entre 15 et 17 ans, je n’ai pas eu d’existence ; pour la majorité des gens, je n’étais que « la fille de Camus ». À l’adolescence, ça peut vous révolter. Et ça m’a révoltée. Au lycée, j’ai passé plus de temps dehors que dedans ; on me mettait à la porte régulièrement. Je ruais dans les brancards. Je voulais être moi sans savoir qui j’étais. Un nom trop lourd à porter ? J’avais une bonne énergie. Je n’ai jamais voulu être autre chose que la fille de papa. Mais la fille d’Albert Camus, c’était épuisant, oui. Pour autant, je n’ai jamais voulu changer de nom, car j’aurais trahi mon père. C’est un peu schizophrénique mais mon père, je savais d’instinct ce qu’il m’avait donné. Je n’aurais pas tenu sans lui, même après sa mort. Pourquoi ? Parce qu’il avait l’air content que je sois là. C’est le seul qui m’ait donné une image de moi potable. Et puis il aimait la vie, il était drôle… C’était le seul de la famille, les autres étaient plutôt sinistres. À l’époque, les querelles intellectuelles étaient terribles à Paris. Ainsi, à partir de 1951-1952 et la sortie de « L’Homme révolté », votre père a été très durement attaqué pour ses positions antitotalitaires et pour son refus d’embrasser sans réserve la cause de l’indépendance algérienne. Comment viviez-vous ça à la maison ? Je me souviens simplement d’une scène. Je devais avoir 8 ans. Je suis allée au salon, papa était assis dans un fauteuil très bas ; je suis allée vers lui et il était tellement mal que je lui ai demandé : « Tu es triste, papa ? ». Il a levé la tête et m’a répondu : « Je suis seul ». Et moi, j’étais trop petite… J’espère qu’il a vu dans mon regard qu’il n’était pas seul, que je l’aimais. Sinon, nous, on a été protégés de tout ça. On ne savait même pas que papa était célèbre. Les écrivains qui venaient à la maison, c’était Brice Parain, Louis Guilloux ou René Char. Mais René Char, pour moi, ce n’était pas un poète, c’était un type qui avait des chewing-gums Hollywood plein les poches. Et comme c’était Char qui nous les avait donnés, papa nous permettait qu’on les prenne. Vraiment, nous ne savions pas et j’ai compris que papa était célèbre à sa mort. Là, ça a été atroce. Ils nous ont piétinés. Pour eux, ce n’était pas un père, mais un écrivain connu, un prix Nobel, et tout ça. Quand j’ai vu ça, j’ai décidé de rester dans l’ombre toute ma vie et je m’en suis très bien portée. À partir de quand avez-vous accepté l’héritage intellectuel, et tout ce qui va avec ? La première fois que j’ai accepté de parler de mon père, c’était en 1991, à 46 ans. Par contre, j’ai repris la gestion de l’œuvre à 34 ans. C’est ma mère qui s’en occupait jusqu’alors, et elle est morte. Et là – on est toujours rattrapé par ce qu’on fait – j’ai été obligée, statutairement, d’être la fille d’Albert Camus. Pourquoi avez-vous attendu aussi longtemps pour parler de votre père ? Parce que je ne m’en sentais ni le droit, ni la compétence. Aujourd’hui encore, je ne parle jamais au nom de mon père : je parle en mon nom propre. J’ai réussi à rester moi-même et aujourd’hui, à 70 ans, je trouve que c’est un tour de force. Qu’avez-vous fait comme études ? Du droit. Mais je me suis d’abord mariée et j’ai fait deux enfants. J’ai donc fait mon droit plus tard. Je l’ai fait en quatre ans non-stop, en travaillant la nuit. Le jour où j’ai prêté serment, ma mère est rentrée à l’hôpital et elle est morte six mois plus tard. Au bout de quelques mois, j’ai compris que ce n’était pas possible de gérer une œuvre, d’élever quatre enfants – puisque j’en avais deux à moi et deux tout faits – et d’être avocate. Donc, j’ai demandé mon omission du tableau d’avocat. J’ai exercé très peu de temps. Gérer l’œuvre d’Albert Camus, ça consiste en quoi exactement ? C’est un travail à plein-temps – et en 2013, l’année de son centenaire, c’était un tsunami ! Grosso modo, ce sont les demandes concernant le théâtre, les traductions, les couvertures de livres, les citations, le cinéma, la télévision et la radio, pour chaque œuvre et dans le monde entier. Vous avez par ailleurs les archives : leur conservation, leur inventaire, leur mise à disposition des chercheurs, des universitaires et des thésards, les prêts pour des expositions, etc. Il y a aussi les relations avec la presse. Et puis vous avez toute la richesse des êtres humains, sur la terre entière, qui vous contactent, parce qu’ils aiment papa et auxquels on pourrait penser qu’il n’est pas utile de répondre, mais moi j’y tiens énormément. C’est grâce à cela que je ne me suis pas perdue. Vous recevez beaucoup de lettres qui vous parlent de votre père ? Oui, beaucoup. Du monde entier. Et puis il y a les gens qui appellent – j’ai été obligé de me mettre en liste rouge –, et ceux qui viennent jusqu’ici à Lourmarin. Quels sont vos critères au moment d’accepter ou de refuser une demande d’adaptation, par exemple ? Le premier point, c’est que ce n’est pas moi qui ai écrit les livres de mon père. Donc, si on veut jouer Caligula, on le joue intégralement. Le deuxième point, c’est que je veille à ce que l’esprit de son œuvre, sa façon de voir le monde ne soient pas détournés ou accaparés. Dans Les Justes, par exemple, d’une certaine façon, un terroriste peut sembler sympathique : il refuse de lancer une bombe sur la voiture du grand-duc parce qu’il y a des enfants. Mais ce n’est pas le même terrorisme que celui que nous vivons aujourd’hui. Aujourd’hui, les enfants, ils s’en foutent. On est donc obligé de faire très attention aux intentions, à ce que la pièce ne soit pas sortie du contexte dans lequel mon père a choisi de la placer afin qu’elle ne dise pas autre chose que ce qu’il a voulu lui faire dire. Mais au fond, je considère que mon père ne risque rien, parce qu’on ne peut pas se l’approprier. Il est irrécupérable. Samedi prochain : Dominique Schnapper, fille de Raymond Aron.

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