Françoise-Mallet Joris: «La marche blanche a été une forme de rédemption»

En 1999, Jacques De Decker réalise un entretien avec Françoise Mallet-Joris à l’occasion de la sortie de « Sept démons dans la ville ». Un livre traitant d’un drame familial (la mort d’un père perturbant considérablement sa famille) mais aussi de l’actualité tragique de l’époque. Il se trouve en effet que les funérailles du père se déroulent en Belgique, à l’été 1996. Très exactement au cours de ces semaines dramatiques que tous les médias évoquent à nouveau ces jours-ci, vingt ans après. Extraits. [scald=2064206:sdl_editor_representation] Ce roman serait-il de l’ordre de l’exorcisme ? Ça pourrait l’être, mais en est-ce vraiment un, dans la mesure où la fin en est très ambiguë ? Mais il est certain que durant les années où je situe le livre, en 95, 96, 97, j’ai été presque tout le temps en Belgique. Je n’ai cependant pas utilisé les événements qui ont marqué ces années en eux-mêmes, mais plutôt leur retentissement. De sorte que ce n’est pas un livre documentaire, il ne se veut pas journalistique, je ne cite d’ailleurs pas le moindre nom, pas même un prénom, de manière à bien montrer que tout cela n’est vu qu’à travers le miroir de mes personnages. Ces affaires sont indispensables à l’organisation du livre, mais ne sont pas pour autant son sujet. On peut se demander pourtant si le drame personnel placé au centre du livre serait arrivé au même degré de prise de conscience sans les événements en question. Il y a coïncidence entre des conflits personnels, une vague culpabilité d’ordre individuel et ce drame qui sert de révélateur. Sans cette coïncidence, tout cela resterait larvé, inexprimé, et d’ailleurs, on a pu remarquer qu’au moment des faits, beaucoup de choses sont sorties de l’ombre. Je ne parle pas seulement de questions de « dysfonctionnements », mais de problèmes intérieurs aux gens, comme si une sensibilité longtemps demeurée secrète s’était réveillée. Est-ce parce que ce contexte y était particulièrement propice que, dans le roman, le thème central est celui du rapport homme-femme, ou du rapport adultes-enfants, et des perversions sur lesquelles ces rapports peuvent déboucher ? Ces rapports sont en fait des rapports de pouvoir, et il est donc normal qu’ils trouvent leurs correspondants dans les relations entre l’autorité et la population. À la faveur, si l’on peut dire, de ces événements, il s’est fait une sorte de démarcation entre les personnes incarnant l’autorité de plus en plus fragilisée d’un pays, en l’occurrence la Belgique, mais ça aurait pu être un autre pays, et la population elle-même. Dans les milieux des décideurs, on a eu le sentiment que, si on touchait au moindre élément constitutif, tout allait s’effondrer. Il se trouve que ce qui s’est passé ici, et qui a provoqué cet état d’esprit, était un crime abominable. On se trouve alors devant un dilemme très difficile à dénouer, et qui place certains personnages de mon livre face à un déchirement insoluble. La seule valeur qui puisse l’emporter, c’est la vie elle-même, qui est cependant en soi une injustice… Cette idée du pays susceptible de s’effondrer, de trébucher sur un drame, vous renvoie à Elseneur et au royaume de Danemark où se débat Hamlet. Le problème d’Hamlet, c’est qu’il a tellement hésité. S’il s’était référé aux anciennes lois, au talion que l’on appliquait auparavant, peut-être que les choses auraient mieux tourné ! D’ailleurs, dans les formes primitives du drame, antérieures à Shakespeare, il ne s’agit que de tragédies de la vengeance pure et simple, où tout se poursuit selon une logique primitive. Hamlet, lui, est à une jonction entre deux types de sociétés, et appelle à l’émergence d’une sorte de tribunal, mais il ne s’y résout pas, prend des faux-fuyants, et compromet tout. Résultat : le royaume passe à une autre dynastie. Cette idée de la perte d’un Etat due à un évènement particulier n’est pas sans préfigurer tout ce qu’on a vécu en Belgique. Les suspicions se sont engendrées en chaîne, et si les faits de pédophilie ne se sont pas avérés aussi nombreux qu’on a pu le laisser entendre, une multitude d’autres délits ont été portés au jour, et en tel nombre que l’équilibre même de l’Etat s’en est ressenti. La marche blanche, qui fournit sa conclusion au roman, apparaît bien dans sa signification symbolique. Oui, parce qu’elle a été une forme de rédemption et de réhabilitation à la fois. Elle a déjà produit des résultats, trop modestes selon certains, mais il se peut qu’un courant souterrain s’ensuive. On a déjà l’impression que les mentalités ont beaucoup changé. Mais l’essentiel est ce que cet événement peut avoir de prémonitoire. [scald=2064204:sdl_editor_representation] Qu’est-ce qui, chez la romancière que vous êtes depuis toujours, vous engage dans l’écriture d’un livre, quel est l’agent déclencheur qui vous met au travail ? Il ya tellement longtemps que je vis ce processus que je ne me pose pas tellement la question. Le plus étrange, c’est qu’au départ, dans ce cas-ci, je ne voulais pas écrire le livre que j’ai fini par écrire. J’avais le projet de quelque chose qui se serait situé en Guadeloupe, en 1802. Il n’y a apparemment pas de rapport, alors qu’il se peut qu’il en existe un, plus en profondeur. Ce qui m’intéressait dans cette situation, c’est qu’on avait aboli l’esclavage dans l’île durant trois ans, pour le rétablir ensuite. Cette abolition a donc fait long feu, mais les gens avaient pu en faire l’expérience, et je voulais traiter du combat de ceux qui s’étaient crus libres durant ce bref intervalle. Il en a résulté une révolte, qui n’est pas dépourvue de parenté avec ce qu’on a connu ici. La révolte ne serait-elle pas le principal levier de ce que vous écrivez ? Peut-être de manière sous-jacente, oui. C’est une révolte qui existe, et même me brûle, mais dont j’ai fort conscience qu’elle ne peut aboutir que dans des situations particulières et exceptionnelles. Je ne pense plus que le « Grand Soir » puisse se produire, et que si on fait tout sauter un jour, on pourra tout reconstruire ensuite, je n’ai pas grand espoir là-dedans, parce que je ne suis pas tellement optimiste en ce qui concerne la nature humaine. Je pense néanmoins que cette révolte peut améliorer des situations données, et donc je m’abstiendrai bien de trancher sur la question de savoir s’il faut tout dire ou non, même au risque que tout s’effondre, même si je ne pense pas qu’un effondrement total puisse amener un monde meilleur. L’engagement politique n’est pas votre tasse de thé ? Je m’intéresse à la politique, et c’est justement parce que je m’y intéresse que je sais que si on sort du champ du concret dans ce domaine, d’autres errements menacent. Il n’empêche que bon nombre de vos romans révèlent la colère évidente que vous inspirent certains groupes sociaux, et la bourgeoisie n’est pas la moindre de vos cibles. Mais est-ce qu’il s’agit de groupes sociaux ou d’individus influencés par ces groupes sociaux ? Je n’ai pas réellement un sentiment de classe, parce que ces phénomènes se reproduisent à tous les niveaux. Je le montre dans « Sept démons dans la ville », où la relation entre la femme de ménage et celle que j’appelle la femme-du-jardin indique que l’une, rien que parce qu’elle n’est pas chômeuse, éprouve à l’égard de l’autre un sentiment de supériorité qui pourait être interprété comme un sentiment de classe. Et la femme-du-jardin trouve elle-même l’occasion d’exercer un pouvoir lorsque, soignant Evelyn, elle finit par avoir un ascendant sur elle. Parce qu’elle a trouvé une nouvelle légitimité à travers son engagement dans l’Histoire. Tout cela est une composante foncière de la nature humaine. Et peut se traduire par des conflits de classe, mais il s’agit le plus souvent de rapports de force et de pouvoir. C’est peut-être cette idée qui fournit sa trame principale au roman, puisque sur la toile de fond de l’histoire récente se dessine un drame familial, intime, qui recèle l’énigme centrale du livre, son étincelle même. Et dans la description de ce drame essentiellement bourgeois, on sent une férocité qui est très typique de votre manière. On a souvent parlé deférocité à mon propos. Je ne la ressens pas vraiment, mais peut-être que mon coeur est différent quand j’écris, peut-être est-ce tout simplement l’inconscient qui s’exprime. Le sentiment qui anime Evelyn tient à la fois à sa volonté de vivre et aux concessions que cela suppose. Vivre, en soi, est déjà une concession : peut-être que là réside ma férocité en fin de compte. Je ne suis pas loin de penser en effet que vivre n’est jamais qu’un compromis, mais auquel on est bien forcé de se résoudre. Lorsqu’on a une nature indépendante et à la limite asociale, on sent tout le temps le carcan que la vie impose à quiconque veut s’y inscrire.

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