Caterpillar: récit d’une journée où tout s’est effondré

J’espère que tu ne perdras pas ton emploi, Papa. » C’est par ces mots que Jessica, 7 ans, prend congé de son père, ce jeudi soir, avant d’aller dormir. L’inquiétude est palpable à la maison, depuis plusieurs heures déjà. « A ce moment-là, je sais qu’un conseil extraordinaire d’ampleur européenne va se tenir », commente Philippe, 36 ans, (un prénom d’emprunt comme celui de Jessica), employé dans un service de support de l’usine Caterpillar, à Gosselies. « Je suis conscient que le doute plane sur le site. Avec mes collègues, nous voyions venir un plan de restructuration avec, peut-être, la perte de l’une ou l’autre ligne de production. » [scald=2302385:sdl_editor_representation] L’inquiétude est réelle, mais l’espoir, en ce moment précis, est encore permis. Y compris du côté des quelques politiques qui ont été informés, par la direction de l’entreprise, de l’imminence de ce conseil d’entreprise extraordinaire. « Ce sera grave, mais aucun scénario de fermeture n’est évoqué » , assure l’un d’eux jeudi en toute fin de soirée. Des permanents syndicaux, comme Antonio Cocciolo de la FGTB-Métal, se montrent beaucoup plus inquiets. « Je n’ai pas de certitude, mais je crains que les nouvelles soient très, très mauvaises », confie-t-il. Elles le seront en fait bien davantage encore que ce qu’il craignait. « C’est la fermeture », lâche-t-il au Soir quelques minutes à peine après le début du conseil, ce vendredi matin sur le coup de 8 heures et demie. « La fermeture », répète-t-il. Soit l’impensable pour cette usine issue des Golden Sixties, qui employait à son sommet plus de 6.000 travailleurs – ils ne sont plus que 2.000 désormais, avant de disparaître du paysage industriel à jamais. Il n’aura fallu que quelques minutes à Mark Thompson, un directeur financier venu en direct des Etats-Unis, pour l’annoncer aux représentants du personnel. En anglais, avec traduction à la clé. [scald=2302384:sdl_editor_representation] Aux grilles du parking de l’usine, devenu trop vaste depuis trois ans et la dernière restructuration qui avait coûté 1.400 emplois sur 3.700, la nouvelle filtre rapidement. Les premiers ouvriers sortent des ateliers. Quelques-uns, dans une réaction spontanée, montent sur des engins qui attendaient d’être livrés et s’en servent pour barrer un premier accès. Certains crient, d’autres se recroquevillent. Les photographes qui braquent leurs objectifs vers les visages défaits ne sont pas les bienvenus. « C’est un terrible coup dur, j’ai du mal à croire que cette usine va fermer. Jusqu’à ce week-end, la direction nous a demandé de faire des heures supplémentaires », affirme un travailleur. D’anciens ouvriers rejoignent spontanément le site sinistré. « Je le sentais venir, souffle Célestin Burm. Je suis parti en 2011 à l’âge de 62 ans. Les contacts que j’ai gardés me disaient tous que les conditions de travail s’étaient dégradées. » Les yeux dans le vague témoignent du coup de massue. « J’ai 48 ans, explique Aylan Sahin. Comment voulez-vous que je retrouve du travail à cet âge ? Les plus jeunes ont davantage de chances de trouver de l’embauche mais d’ici là, ce sera compliqué pour eux pour parvenir à joindre les deux bouts, à rembourser le prêt de la maison. » Cathy Verhaeghe est déléguée principale du Setca, élue à ce poste en mai dernier. Elle dira un peu plus tard qu’elle a une peur bleue des caméras. Pour l’heure, pourtant, elle s’exprime devant une forêt de micros et fait le récit du déroulement du conseil d’entreprise extraordinaire. « A mesure que le directeur financier parlait, je voyais les visages de mes collègues se défaire, affirme-t-elle. J’ai même aperçu une responsable du service juridique pleurer. » Une responsable des ressources humaines, paraît-il, pleurait elle aussi. [scald=2302429:sdl_editor_representation] Philippe, le papa de Jessica, raconte « sa » matinée. « Il est 8 h 30, je me dirige vers mon bureau. Mais, tout de suite, je suis frappé par une ambiance anormale. Il y a des conciliabules dans les couloirs et, surtout, je croise au moins cinq gardes privés avant de rejoindre mon équipe. J’apprendrai plus tard que la direction a fait appel à une société de sécurité pour éviter les débordements, comme des types qui, furieux, se mettraient à tout casser. Ce n’est qu’au bout de 10 minutes que les bruits de couloir parviennent jusqu’à mes oreilles : les Américains ont décidé de fermer Gosselies. » Incrédule, Philippe rejoint ses collègues pour apprendre officiellement, de la bouche de son directeur, la décision radicale de la maison mère. « Nous sommes là, tous ensemble sous le choc. Le choc, je n’ai pas d’autres mots. Nous ne nous y attendions vraiment pas. La colère monte en moi, mais elle cède vite devant l’émotion. J’ai vu fondre en larmes des collègues que je ne me serais jamais attendu à voir s’écrouler. » Puis, tout se précipite. « Par crainte d’actes de violence et pour préserver notre sécurité, la direction nous fait précipitamment évacuer les locaux. Avec les autres, je file vers la sortie, en croisant des travailleurs en pleurs, des personnes en colère, d’autres éberluées. Avec mes collègues les plus proches, nous décidons de nous fixer rendez-vous à un hôtel tout proche pour plus de quiétude. Sur le trajet, en voiture, les larmes me montent aux yeux. Je ressens vraiment le besoin de parler avec des collègues que je rejoins une dizaine de minutes plus tard en terrasse. » Ailleurs, moins cher Mark Thompson, l’oiseau de mauvais augure, a déjà quitté le site de Gosselies. Dès la fin du conseil d’entreprise, il a pris la direction d’un hôtel de Nivelles situé en bord d’autoroute. Il y accueille la presse à 11 heures 15 tapantes après qu’un membre de la cellule communication du groupe a glissé un communiqué de presse à chacun des journalistes présents. Le directeur financier ne le lit pas, il le paraphrase plutôt insistant sur les trois raisons qui ont poussé le groupe à fermer Gosselies : la taille du site, ses surcapacités actuelles et la possibilité pour Caterpillar de produire ailleurs et moins cher. « Cheaper » comme dit Mark Thompson. « Nous sommes conscients de l’émotion qu’une telle nouvelle suscite et nous avons demandé à la direction locale du groupe d’explorer toutes les pistes possibles pour réduire l’impact social de cette décision. » La direction locale ? Mais où est-elle, cette direction locale ? Et Nicolas Polutnik, le patron de l’usine qui, le 28 février 2013, convoquait la presse au même endroit en se déclarant « tatoué carolo » comme pour justifier la légitimité de la restructuration qu’il avait annoncée ? 1.400 emplois supprimés, un sinistre social. Mais il y avait, au moins, un message d’espoir à la clé : « cette restructuration n’a qu’un seul objectif : sauver l’usine », avait-il alors affirmé. [scald=2302386:sdl_editor_representation] Le doute, à l’époque, avait rapidement succédé à l’indignation. Comment une usine, même restructurée, même modernisée, mais réduite à portion congrue allait-elle résister à la mondialisation ? Et si cette dernière annonce n’était finalement que l’aboutissement d’un scénario de mort annoncée ? Une usine qui avant approvisionnait le monde entier qui est recentrée sur l’Europe, puis réduite de moitié, et condamnée dans ces conditions à se battre pour maintenir sa production sur un continent en panne de croissance. Il n’empêche. L’usine était moderne. Elle avait bénéficié d’investissements importants. Mais elle est fermée et c’est l’usine-soeur – directement concurrente dans ce cas – de Grenoble, dans le sud de la France, qui hérite une partie de la production. Qu’aurait-il fallu faire de plus ? Qu’est-ce qui, dans l’arsenal des mesures belges de soutien aux multinationales, manque encore pour éviter de voir ces multinationales déserter le pays ? Les questions fusent, mais ne reçoivent que bien peu de réponses en réalité. Sur le site de Gosselies, députés socialistes et PTB sont venus se toiser. Raoul Hedebouw, le porte-parole du PTB, tweete pour annoncer son arrivée. Il est un peu plus de midi. Marco Van Hees, son spécialiste « fiscalité », est à ses côtés. Remonté : « Scandaleux. Cette boîte a pompé le fisc pendant 30 ans. Cet argent doit être récupéré. » Une demi-douzaine de députés wallons et fédéraux du PS sont aussi sur le terrain. « C’est bien la première fois. Je n’ai vu aucun député PS lors de la dernière grève sur ce même site », ironise Hedebouw. Eric Massin, le président de la fédération PS de Charleroi, est du nombre : « Deux heures avant Raoul Hedebouw », ironise-t-il en flinguant ensuite : « Moi, je ne m’agite pas devant les caméras. Quand j’apporte du café et des croissants aux travailleurs, je ne m’en vante pas. Je n’apprécie pas cette manière qu’a le PTB de venir à des meetings pour haranguer les foules. » Union sacrée Triste affrontement, en réalité, alors que partout ailleurs se dessine une union sacrée – comme toujours en pareilles circonstances. Le président du MR Olivier Chastel, sur son terrain : « C’est un vendredi noir pour Charleroi alors que la ville célèbre ce week-end son 350e anniversaire et se souvient notamment de son riche passé industriel », déclare-t-il. Le président du PS Elio Di Rupo appelle à « ne pas baisser les bras et trouver d’urgence une solution ». « C’est une catastrophe absolue », commente-t-il, évoquant l’angoisse des travailleurs et de leurs familles. Ecolo dénonce « la logique de profit aveugle » de Caterpillar. Il dit refuser « de se résigner à cette annonce » et appelle les forces vives carolos à se mobiliser. A Namur, la fermeture annoncée de Caterpillar donne lieu à un événement inédit : peu après midi, le Premier Ministre Charles Michel (MR) et le ministre-président wallon Paul Magnette (PS) entament ensemble une réunion de crise à l’Elysette avec les délégués syndicaux venus de Charleroi. Autour de la table, il y a aussi Kris Peeters (CD&V), le ministre fédéral de l’Emploi et de l’Economie, Eliane Tillieux (PS), ministre wallonne de l’Emploi, et Carlo Di Antonio, pour l’aile CDH de l’exécutif régional. [scald=2302383:sdl_editor_representation] Il s’agit d’une première prise de contact pour assurer le personnel de Caterpillar du « soutien indéfectible » du monde politique et pour échanger un maximum d’informations utiles à l’aube d’une procédure qui s’annonce longue et complexe : via la Sogepa, le gouvernement wallon a déjà chargé des avocats spécialisés de suivre à la trace Caterpillar. « Nous sommes prêts à utiliser tous les instruments juridiques disponibles pour soutenir les travailleurs », prévient le Premier Ministre – on a déjà entendu cela alors que Mittal dépeçait la sidérurgie liégeoise, mais passons. Paul Magnette et Charles Michel s’exprimant d’une même voix, c’est assez rare pour être souligné. « Une multinationale qui se comporte comme un voyou », dit le premier. « Une décision d’une violence inouïe », ajoute le second. Le « Premier » joue les rassembleurs : « Nous devons mettre de côté nos divergences pour être aux côtés du personnel de Caterpillar. La situation est difficile, mais nous serons plus forts ensemble. C’est l’heure de la solidarité au-delà des couleurs politiques. » [scald=2302382:sdl_editor_representation] Charles Michel annonce la mise en place d’équipes de coordination entre exécutifs, avec l’appui des syndicats, pour suivre au plus près l’évolution du dossier. Paul Magnette voit déjà plus loin : « J’en appelle à l’Europe. Elle doit se doter d’une directive Caterpillar qui empêchera des décisions d’une telle brutalité prises à des milliers de kilomètres de chez nous. » Plus tard dans la journée, Paul Magnette reçoit encore Thierry Hansen, le directeur opérationnel de Gosselies. Sans illusion : « Il n’est là que depuis quelque temps. C’est lui qui a été le premier licencié. Ce que l’on veut, c’est comprendre les chiffres. » Pour cela, il faudra convaincre la direction internationale de Caterpillar de se déplacer jusqu’à Namur… Philippe, le papa « licencié », n’en a cure. Il est rentré chez lui. « Mon épouse m’attend, elle aussi dans l’incompréhension totale des explications données par la direction du groupe. Je tente de lui raconter ma journée. Mais dans ma tête, tout se mêle, mes explications s’embrouillent. » Il zappe les émissions spéciales mais regarde tout de même les journaux télévisés. Sur son téléphone, les messages de sympathie et d’encouragement affluent, encore et encore. « Je n’ai pas le cœur d’y répondre, pas l’envie de me répéter. Je préfère me mettre à l’écart et laisser passer le week-end pour retrouver un peu de sérénité. »

Votre compte

Caterpillar: récit d’une journée où tout s’est effondré

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

1 Commentaire

Aussi en Économie

Immobilier: voici le prix médian des maisons en Belgique, commune par commune (carte interactive)

Gaz russe: la course contre la montre pour éviter la pénurie est lancée

La pénurie d’ingénieurs se décline davantage encore au féminin

Les vaccins adaptés à omicron affichent une bonne efficacité

Amazon veut faire parler les morts

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Coronavirus: le variant BA.5 est «une vraie grippe qui peut vous clouer au lit»

Les vaccins adaptés à omicron affichent une bonne efficacité

Tarifs sociaux, chômage temporaire, comptes d’épargne… voici tout ce qui change le 1er juillet

Comment WEP fabrique du rêve autour de ses séjours linguistiques

Flandre: pas de logement social pour ceux qui ont de l’épargne

Le G7 à Poutine: bons baisers des Alpes bavaroises

Dépliants toutes boîtes : un vrai service à la clientèle

Le contrôle technique d’Eupen se modernise et veut augmenter ses effectifs

Près d'un Belge sur deux veut travailler dans une PME

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel