Quand les ordinateurs de Facebook jouent aux censeurs
En Norvège, le réseau social a suscité un tollé après avoir supprimé une célèbre photo de la guerre du Vietnam avec une fillette nue. Manifestement, les algorithmes de l’entreprise, chargés de traquer la nudité, manquent parfois de discernement.



Tout le monde connaît cette célèbre photo de presse en noir et blanc prise en 1972, durant la guerre du Vietnam. On y voit une fillette courir nue et horrifiée après le bombardement au napalm de son village, une môme symbole de l’horreur absolue des conflits qui n’épargne rien, pas même l’innocence. Auréolé il y a plus de 40 ans du prix Pulitzer, le cliché revient aujourd’hui au-devant de l’actualité. En Norvège, plusieurs utilisateurs de Facebook, dont Erna Solberg, Première ministre, ont posté l’image historique avant d’avoir désagréable surprise de la voir censurée par le réseau social, au motif qu’elle viole les règles sur la nudité. Certains membres ont même vu leur profil bloqué. A l’incompréhension s’est rapidement substituée l’indignation.
« J’apprécie le travail de Facebook pour stopper les images et les contenus montrant des mauvais traitements et de la violence. (…) Mais Facebook fait fausse route quand il censure de telles photos. Cela contribue à freiner la liberté d’expression », a réagi Erna Solberg, ce vendredi après-midi sur son mur, récoltant rapidement des milliers de mentions « j’aime ».
« Cher Mark »
Quelques heures auparavant, Aftenposten, le principal quotidien norvégien, a reproduit la fameuse photo à la Une. A l’intérieur, Espen Egil Hansen, rédacteur en chef, adresse une longue lettre ouverte à Mark Zuckerberg, fondateur du réseau social : « Je t’ai écrit cette lettre parce que je suis préoccupé par le fait que le média le plus important au monde limite la liberté au lieu d’essayer de l’étendre et parce que cela se produit d’une façon parfois autoritaire. »
L’affaire a dépassé les frontières norvégiennes. En Belgique, cette censure exercée par Facebook fait bondir Alexis Deswaef, président de la Ligue des droits de l’Homme. « Facebook doit accepter cette image qui résume la guerre du Vietnam, sous peine de porter atteinte à la liberté d’expression et finalement de lisser les débats et de formater les esprits en fixant ce qui est acceptable ou non. Si cette puissante multinationale continue à agir de la sorte, les pouvoirs publics, chargés de veiller et de garantir le respect des droits et des libertés des citoyens, devraient lui demander des comptes. »
► Le message de Espen Egil Hansen, rédacteur en chef du Aftenposten en vidéo
« Faux positif »
Mais, au fond, pourquoi Facebook a-t-il censuré un document de mémoire, à mille lieues de la nudité libidineuse ? Tout simplement parce que la société californienne se repose désormais sur des ordinateurs et sur leurs algorithmes de reconnaissance d’images pour traquer et éliminer les corps trop dénudés. Le recours à cette technologie automatisée offre une productivité bien supérieure à celle de l’être humain. Il faudrait en effet une armée invraisemblable d’employés pour passer au peigne fin l’ensemble des contenus photographiques postés chaque jour sur le réseau social comptant 1,7 milliard d’utilisateurs.
Arrêtons-nous sur ces algorithmes. « Pour fonctionner, ils se reposent sur une base de données alimentée par l’homme et généralisent ces informations afin de déterminer ce qui acceptable ou pas, résume Hugues Bersini, directeur du Laboratoire d’intelligence artificielle de l’ULB. Dans le cas de cette photo du Vietnam, il semble que les algorithmes l’ont sortie de son contexte et ont davantage tenu compte de la nudité de la petite fille que du caractère informatif et historique du document. C’est ce qu’on appelle un “faux positif”. »
On voit clairement les limites de ce que l’expert qualifie de « gouvernance algorithmique » : « Les algorithmes manquent de sensibilité et de finesse pour faire la part entre du contenu à caractère informatif, historique ou artistique et des publications réellement choquantes. Il faudrait donc que ce système informatique soit enrichi de critères pour éviter les dérapages. C’est essentiel car, de façon insidieuse, les algorithmes prennent de plus en plus de pouvoir dans notre quotidien. Pire : ils commencent à le téléguider. »
Ce constat inquiète le président de la Ligue des droits de l’Homme. « Si les contenus qui heurtent, qui choquent et qui dérangent sont évacués par les algorithmes de Facebook, la liberté d’expression, fondement de la démocratie, n’existe plus. »
Dans la soirée de vendredi, Facebook a toutefois décidé de faire marche arrière et de rétablir le cliché, en raison « de son statut emblématique et de son importance historique ». Il est rassurant de constater que les dirigeants du groupe n’ont pas perdu le contrôle de leurs logarithmes...
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