Emmanuel Macron au «Soir»: «Nous devons être plus exigeants avec la Commission»

Quel avenir pour l’Europe? C’est la question qui sera posée ce mercredi après midi sur la scène de Bozar à l’invitation du « Soir », de « L’Obs » et du « Standaard », à Emmanuel Macron, l’homme qui fait tanguer la France, Margrethe Vestager, la femme la plus puissante d’Europe et au commissaire à la recherche Carlos Moedas. Nous avons rencontré l’ex-ministre français de l’Économie et des Finances dans son QG à l’ambiance start up, au 14e étage de la Tour Montparnasse. Celui dont toute la France attend l’annonce de la candidature à la présidentielle, débarque dans le Bruxelles européen, après avoir bouclé la troisième étape de sa « Marche » à Montpellier. C’est la fin de l’Europe, comme le disent les « Journées de Bruxelles »? C’est la fin d’une période de l’Europe et de notre construction européenne. L’Union européenne est d’abord une création politique inédite. C’est la première fois qu’on a réussi à construire ce socle et à avoir une période de paix aussi durable. Il faut le préserver car c’est notre trésor. Ensuite l’Europe s’est construite sur trois promesses - la paix, la liberté et la prospérité - qui depuis 10 ans se sont fracassées sur le fait que l’Europe n’a pas su construire une réponse aux crises contemporaines, ni une adhésion des peuples alors qu’en même temps, les dirigeants européens nationaux se sont défaussés sur elle bien souvent. De plus, on ne l’a pas laissée avancer, en raison de ce principe fou qui fait qu’un seul pays peut bloquer tous les autres. C’est aussi la fin de cette période où on a construit l’Europe dans des petits cénacles d’experts… Cette méthode s’est fracassée sur les crises : les gouvernants ont réussi à gérer le court terme mais n’arrivent pas à reconstruire de nouvelles perspectives. De leur faute ? Non. Ils ne peuvent simplement pas le faire, confrontés à leurs propres impuissances et difficultés. Et donc on est à un moment de choix : soit laisser la désagrégation prendre le dessus, de sommet en sommet, soit essayer de dire comment on refonde l’aventure européenne. L’Europe est à un tournant. La refondation n’est-elle pas déjà en cours ? Au sommet de Bratislava, sur la pression des pays de l’Est, on est passé de l’Europe de la solidarité qui réalloue les migrants entre tous les pays, à celle de la solidarité flexible où on essaye surtout de les éviter. N’a-t-on pas déjà changé de paradigme ? Vous avez raison. Des forces centrifuges ont pris le dessus parce que nous n’avons plus la force et la volonté de penser un projet commun et d’aller de l’avant. Bratislava fut un échec et c’est sous nos yeux la concrétisation de cette divergence, car les intérêts ne sont plus alignés. Mais on ne peut pas être dans l’Europe, avoir les bénéfices d’un marché unique, avoir touché autant d’argent de la PAC ou des fonds structurels et dans le même temps considérer qu’on n’a aucun devoir politique et aucune solidarité géopolitique à l’égard de l’Europe. L’Union européenne, ce n’est pas un menu à la carte. Ceux qui ont commencé sur un plan politique et bureaucratique à installer cette idée, ont commis une erreur sur le plan stratégique et moral. Pour le Brexit, cela remonte à l’accord intergouvernemental de février qui a montré qu’un pays pouvait obtenir des concessions de tous les autres. Oui nous sommesdonc à un moment de refondation et il nous faut agir si on ne veut pas que celles et ceux qui songent à détruire l’Europe y parviennent. Les populistes promettent aux citoyens de récupérer le contrôle de leur destin en sortant de l’UE ? Mais bien sûr, les gens entendent ces sirènes. La Grande Bretagne est un laboratoire : va-t-elle mieux protéger son industrie sidérurgique face aux Chinois et aux Indiens en étant seule? Se développera-t-elle mieux ainsi dans une économie numérique et mondialisée ? Je ne le crois pas. Comment refonder ? On doit inverser notre action et commencer par le politique : que veut-on faire ensemble ? Si les dirigeants hongrois ou polonais ne veulent plus faire politiquement l’Europe, qu’ils le disent, et on en tirera collectivement les conséquences. Cette refondation suppose donc d’abord un temps politique, où on revient sur deux erreurs très profondes que nous avons commises : laisser aux ennemis de l’Europe les deux fondamentaux que sont la souveraineté et la démocratie. La souveraineté d’abord, c’est la capacité à contrôler son destin. En France notamment, on a laissé beaucoup trop dire aux gens que la vraie maitrise était nationale et que l’Europe n’était pas capable. On a laissé s’installer une équivalence entre le souverainisme et le nationalisme. Or, sur tous ces sujets que j’évoque, la vraie souveraineté est européenne. Les vrais souverainistes, qui veulent donner le contrôle de leur destin aux gens, font une politique nationale ambitieuse sur les sujets qui dépendent de la nation et une politique européenne ambitieuse sur nos grands défis communs. Cette souveraineté européenne renouvelée –sur les sujets de la politique commerciale, de la concurrence, du numérique, de l’environnement, des migrations ou du risque géopolitique -, suppose évidemment que l’Europe soit plus réactive. L’Europe a pris beaucoup trop de temps à réagir sur les migrants, sur la protection de son industrie. Ce n’est pas une fatalité : elle est ainsi en train de changer en matière de concurrence et c’est l’hommage qu’il faut rendre à Margrethe Vestager, qui a transformé la manière qu’a l’Europe de réagir, ainsi que sa communication. De l’autre côté, il y a la démocratie : à faire avancer l’Europe en petits clubs et entre « gens autorisés » comme disait Coluche, on a toujours considéré que le peuple suivrait. Cette idée s’est fracassée en 2005 dans plusieurs pays dont la France ; elle vient de se fracasser dix ans plus tard sur le Brexit, pour les mêmes raisons. Le piège tendu à ceux qui aiment l’Europe aujourd’hui est d’avoir peur des peuples et des référendums. L’Europe serait faite entre gens de bonne compagnie et le peuple serait un risque qu’on ne voudrait pas prendre. Ce serait une profonde erreur. Vous avez une proposition concrète ? Reprendre le temps du débat et recréer la confiance. Organiser une convention démocratique pendant 6 mois ou 1an, dans les 27 pays de l’UE en même temps. Il faut réinterroger les gens sur ce qu’ils attendent, ce qui fonctionne ou pas pour eux, coordonner les débats nationaux et avoir à l’issue de ce processus un texte stratégique d’une dizaine de pages. Il faut ainsi construire un projet politique commun, pas une somme illisible manipulée par tous. Soumettre ensuite ce projet à la validation de tous les Etats membres, par référendum dans les pays qui le souhaitent. Il faudra prendre nos responsabilités, à partir d’un principe simple très bien défini par Sylvie Goulard et Mario Monti, qui suppose de changer nos règles communes : les gens qui ne veulent pas avancer ne doivent pas empêcher les autres de le faire. Il faut simplifier le mécanisme des coopérations renforcées. On aura ainsi recréé une volonté démocratique car on aura interrogé les peuples et construit une nouvelle Europe, une Europe de projet. Nul ne sait dire aujourd’hui quel peuple voudra avancer ou choisira le statu quo ; tout le monde aura sa chance et son mot à dire. Vous ne misez pas sur les 6 pays fondateurs ? Je crois beaucoup plus à un projet qu’on refonderait à 27 en laissant décider les gens démocratiquement qui veulent avancer ensemble. Regardons où sont nos convergences de valeurs et de forces, n’excluons pas à priori. Vous avez des partenaires européens dans ce combat ? J’ai le sentiment que Matteo Renzi est dans cette même bataille. Je veux rencontrer les partis d’opposition à l’Est qui se battent contre des régimes et des dirigeants anti-européens. N’oublions pas qu’en Hongrie et en Pologne, comme on l’a vu ces dernières semaines, des centaines de milliers de gens se mobilisent contre les dérives de leurs gouvernements et invoquent dans ce combat les valeurs européennes. Il faut les soutenir. On va voir aussi en Espagne, avec des acteurs comme Albert Rivera et son parti Ciudadanos, comment les choses bougent. J’ai commencé, dès le début de mon action au ministère de l’économie, un dialogue approfondi avec Sigmar Gabriel et de nombreux membres du SPD en Allemagne. Je veux aussi approfondir les contacts avec les parlementaires européens, que je rencontre à nouveau à Bruxelles aujourd’hui. Comment faire en sorte que votre volonté de refondation gagne du terrain par rapport aux populistes de plus en plus populaires? Il faut mener la bataille, expliquer le mensonge de la partie adverse et des extrêmes qui proposent le repli. Si on ne parle pas d’Europe en France, on a déjà perdu cette bataille. « Nous devons être plus exigeants avec la Commission » Comment rendre l’Europe plus efficace ? Nous avons affaibli la Commission en considérant que l’intergouvernemental était plus efficace – ce qui est faux -, mais on doit être plus exigeant avec la Commission, qui doit prendre conscience qu’elle est devant le défi du délitement de l’Europe. Jean-Claude Juncker en a conscience, mais les réponses apportées aujourd’hui ne sont pas encore à la hauteur car nous sortons d’une décennie d’affaiblissement des institutions communautaires. Il a été déjugé sur son programme de réallocation des réfugiés… Jean-Claude Juncker a pris la mesure du sujet et on a eu tort de ne pas le soutenir suffisamment, on n’a pas été assez courageux. Regardez Margrethe Vestager : elle a pris le taureau par les cornes. On doit aussi faire mieux sur les politiques commerciales : on met deux fois plus de temps que les Américains et on est cinq fois moins efficaces en matière d’anti-dumping ; la Commission a également commencé à bouger, mais certains Etats membres, Royaume-Uni en tête, avaient bloqué ces réformes de la protection commerciale ! Il faut donner à la Commission les moyens de son ambition dans les politiques communes, et que la Commission s’en empare pleinement ! Il ne tient qu’aux commissaires de ne pas être simplement les portes-parole de leurs services. Aux Etats de lui apporter leur soutien et d’accepter qu’elle puisse jouer son rôle de moteur. Par quel miracle ne seront-ils pas déjugés par les états membres ? Par la crédibilité que la Commission construit elle-même. Je note que ceux qui dénoncent « l’Europe de Bruxelles » sont les premiers à saluer l’action de la commissaire Vestager contre le dumping fiscal et le soutien à l’économie qu’apporte la BCE : pourquoi l’Europe est efficace dans ces cas-là ? Parce qu’elle a des pouvoirs forts et qu’elle les exerce sans faiblesse. Il nous faut une Commission audacieuse pour une Europe ambitieuse. Il y a un problème Juncker ? Non, j’ai dit qu’il était courageux. C’est un homme de conviction et de volonté. Des commissaires comme Margrethe Vestager ou Carlos Moedas exercent leurs mandats à plein et prennent toutes leurs responsabilités. J’ai un principe simple : il vaut mieux se faire déjuger et perdre des batailles que de ne pas les mener. Il y en a assez de ces responsables politiques, européens ou nationaux, qui se sont habitués à la politique du rond de cuir. Vous êtes pour la révision du pacte de stabilité que beaucoup jugent responsable de cette austérité qui a provoqué le rejet de l’Europe ? Je ne pense pas que ce soit cela l’essentiel. Le pacte me semble économiquement inadapté dans sa forme actuelle et il a donné le sentiment que la consolidation budgétaire constituait le principal horizon de l’Europe. La priorité n’est cependant pas de le remettre en cause mais de créer des flexibilités et des outils communs, comme un budget de la zone euro, pour favoriser la relance de l’investissement en Europe, la conduite des réformes et le renforcement des droits sociaux. On a aussi besoin d’une convergence fiscale et sociale beaucoup plus forte en Europe et en particulier dans la zone euro. C’est cela, la mère des batailles et c’est ce sur quoi je travaille avec Jean Arthuis et Sylvie Goulard. Identité Comment faites-vous pour « tacler » ce sujet qui mine cet amour pour l’Europe : l’identité, soit comme nous le disait récemment Herman van Rompuy, le conflit entre l’espace (la globalisation » et la place (le chez soi) ? Qu’est-ce qui fait qu’on est européen ? Il faut regarder la question de l’identité de l’extérieur, en se comparant, et pas de l’intérieur. Quand on a le narcissisme des petites différences, on affaiblit son identité. Ceux qui voudraient réduire notre identité à des racines judéo-chrétiennes ou gauloises, à ce qui a fait une partie seulement de l’histoire française, se trompent lourdement. Quand on regarde le monde, l’Europe est un espace et une géographie unique de peuples et de différences dans une densité extrême. C’est ensuite un rapport à l’universel : l’Europe a toujours pensé le monde, c’est la seule, elle a toujours été dans les foyers de création politique et artistique. Ensuite, sur le plan social, l’Europe a sa civilité : le rapport entres les hommes et les femmes, le débat ouvert, ce que Georges Steiner appelle très joliment la vie des cafés , que vous ne retrouvez pas ailleurs. En Afrique, en Asie, aux Etats-Unis vous n’avez pas le même rapport à l’espace public, vous n’avez pas le même équilibre entre liberté individuelle et protection collective. Ce « blabla » suffit-il pour résoudre le problème identitaire ? Quand Mme May évoque le « marquage » des étrangers sur les listes de travailleurs ou quand les Hongrois qui ne veulent pas des étrangers façon Merkel, ils ont un autre socle de valeurs, et établissent un ordre nouveau en Europe? Il n’y a pas de fatalité à la faiblesse des démocrates, il y a un anéantissement des consciences à des moments donnés. J’ai souvent comparé ce qu’on vit aujourd’hui à la période des années 30 : si nous n’y répondons pas avec la force nécessaire, si nous pensons que nous pouvons nous en accommoder, c’est intolérable. N’acceptons pas déjà le rapt moral et politique de celles et ceux qui prétendent être fidèles à leur histoire en ramenant les gens à ce qu’il y a de pire dans celle-ci. On n’est pas fidèle à l’identité européenne quand on devient xénophobe, on n’est pas fidèle à l’identité européenne quand on trahit nos idéaux de liberté ou de solidarité. Parler va suffire ? C’est une bataille politique, il faut dire aux défenseurs d’une identité étriquée : vous vous trompez. Vous êtes fidèles à une histoire sombre de l’Europe qui a conduit au pire. L’Europe est aujourd’hui frappée par le terrorisme, elle ne doit pas oublier d’autres menaces. On est en 2016 : n’oublions pas combien de gens sont morts en 1916 des horreurs et de la bêtise européennes. Ne retrouvons pas les tendances sombres de nos histoires. Daniel Cohn-Bendit vous a apporté son soutien, quelle caution ! Il ne m’appartient pas de dire s’il me soutient ou pas, mais en tout cas on travaille ensemble. C’est le plus important pour moi. C’est un homme libre. Ce qui m’importe surtout c’est qu’il m’aide, qu’il m’apporte ses convictions et me dise quand il est d’accord ou pas avec nos idées. C’est très important car c’est plus efficace que d’avoir quelqu’un qui est derrière vous sur la photo et dit « je le soutiens », ce qui serait de la vieille politique. Daniel Cohn-Bendit a eu une très bonne idée : utiliser les postes des 73 députés britanniques pour faire une liste pan-européenne lors des prochaines élections européennes, c’est comme cela qu’on crée de la démocratie. [scald=2427101:sdl_editor_representation] Quel bilan faites vous d’ « En Marche » à ce stade ? Cela se passe très bien, on est en train de rendre compte du diagnostic qui a été fait dans le pays à travers des réunions publiques à Strasbourg, au Mans et à Montpellier. C’est un travail de pédagogie qui n’avait jamais été fait où des Français ont expliqué la vision qu’ils avaient du pays et où je donne une vision des causes profondes de ces difficultés françaises, pour construire un plan de transformation. Nous avons 88.000 adhérents dans le mouvement, nous nous déployons sur tout le territoire, nous sommes en train de nous organiser, - je l’annoncerai prochainement - et nous allons construire à partir de début novembre ce plan de transformation du pays autour d’une dizaine d’engagements très clairs, très fermes, dans une cohérence européenne. Cela vous agace que les gens soient uniquement préoccupés par votre candidature? Pourquoi ne pas le dire au fond? Je fais les choses en bon ordre. Je pense qu’il faut d’abord construire ce socle. Je crois à la méthode : le chemin, c’est une bonne partie des clés de la réussite. On a aujourd’hui un système médiatico-politique totalement déboussolé, qui ne rassure pas les gens, où on pense que lancer des propositions toutes les semaines dans tous les sens, y compris les plus ridicules qui soient, est une réponse et que la politique n’est qu’une comédie humaine qui se réduit à l’ambition personnelle. Je pense que c’est beaucoup plus important que cela, comme le montrent les sujets que nous venons d’évoquer. Et vous, miraculeusement, vous n’allez pas tomber dans ce travers ? Je compose avec cette machine puisque j’évolue dans le champ politique. Mais en même temps je veux tenir bon sur cette méthode et cette exigence politique, morale et intellectuelle.

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