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Je suis patron et contre le Ceta

Walter Feltrin, administrateur délégué ABM-TECNA est opposé au traité. Pour lui, les promesses de bénéfices juteux pour les PME ne sont que poudre aux yeux.

Carte blanche - Temps de lecture: 7 min

Je dirige avec mon frère plusieurs entreprises en Wallonie, en tout : 120 salariés. Je ne vote ni socialiste, ni PTB et pourtant, en tant que chef d’une PME wallonne, je suis contre le Ceta tel qu’on tente de nous l’imposer.

Tout d’abord, comme beaucoup de citoyens, je m’interroge sur la pertinence de la déclaration interprétative du Traité.

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Boîte de Pandore

En effet, la commission européenne et l’État belge ont rédigé des commentaires pour interpréter le traité. De deux choses l’une. Soit le texte d’origine est si complexe que les députés wallons sont incapables de le comprendre. Dans ce cas, le traité est à reformuler pour le rendre compréhensible. Soit nos députés comprennent le texte mais il est tellement flou qu’ils jugent nécessaire de le compléter par une déclaration interprétative. Alors, il s’agit ni plus ni moins de supercherie de la part de l’Europe et de l’État belge, leur déclaration interprétative n’ayant évidemment pas force juridique puisque le traité se signe avec le Canada. Dans ce cas, on demande aux États d’ouvrir une boîte de Pandore dont personne ne connaît vraiment le contenu. Les paris sont ouverts.

Ensuite, sur le fond, je suis opposé à ce projet de traité parce qu’il privilégie abusivement les intérêts des multinationales en vue d’augmenter leur profitabilité au détriment des autres agents économiques notamment des PME et des États, c’est-à-dire des populations. Essayons de comprendre.

Commençons par l’ICS.

Imaginons qu’une entreprise étrangère investisse en Belgique aujourd’hui. Dans quelques années, la Belgique revoit, par exemple, la loi sur les intérêts notionnels. En signant l’ICS, nous accordons le droit à l’entreprise étrangère qui se sentirait lésée par la modification de la loi belge, de poursuivre l’État belge et de lui réclamer des dédommagements pour les profits qu’elle ne fera plus parce que nous aurions changé la loi. Ceci devant une juridiction arbitrale supranationale privée. En clair, la Belgique, vous et moi, pourrions être amenés à décaisser de l’argent au profit d’une entreprise parce que notre Parlement aurait voté une loi contraire aux intérêts de cette entreprise.

Une pièce maîtresse inacceptable

En tant que citoyen et entrepreneur, je refuse de payer pour couvrir le risque d’un investisseur étranger (ou national), qui plus est gratuitement. Est-ce que quelqu’un peut même imaginer qu’une entreprise comme la mienne, qui a beaucoup investi ces 5 dernières années, intente un procès au gouvernement belge s’il modifie la loi sur la fiscalité des intérêts notionnels sous prétexte qu’une telle modification de la loi ferait perdre à mon entreprise beaucoup d’argent ? Poser la question, c’est y répondre. Pourtant, cet ICS constitue une pièce maîtresse du Ceta.

On peut cependant se demander si cette réduction de l’incertitude sur leurs investissements, réclamée par les entreprises étrangères, n’est pas pur prétexte. La question a du sens. En effet, pensez-vous que les milliers d’entreprises occidentales qui ont pourtant investi massivement en Chine se soumettant aux conditions pas piquées des vers des Chinois, aient une quelconque sécurité juridique ?

De même, il n’y a pas eu besoin du Ceta pour que des centaines d’entreprises, entre autres américaines, investissent massivement en Irlande.

Les entreprises investissent là où elles trouvent de la profitabilité : des taux d’intérêt bas, des coûts salariaux faibles, une réglementation du travail avantageuse. Dans ce cadre, l’ICS serait juste un moyen supplémentaire offert aux multinationales pour faire pression sur les États en vue d’augmenter leur profitabilité bien plus que pour accroître les investissements étrangers en Europe ou au Canada.

Pour ceux qui auraient un doute, ce mécanisme de protection des investissements ne s’adresse pas aux PME. Même s’il n’y a évidemment pas d’exclusive quant au type d’entreprise éligible aux « bénéficies » de l’ICS, en pratique, seules les multinationales ont les capacités financières d’engager une procédure internationale de ce type. Rendant cette partie du Ceta, ipso facto, faite exclusivement pour elles.

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Un précédent peu rassurant

La mise en œuvre de l’Alena (l’accord de 1994 similaire au Ceta entre le Canada, les USA et le Mexique) nous donne une bonne idée de ce que le Ceta pourrait donner en pratique. Et cela ne rassure pas. Onze Canadiens pour la plupart professeurs d’université possédant une vaste expertise collective dans le règlement des différends investisseurs-État au Canada ont écrit une lettre ouverte au Parlement de la Région wallonne dans laquelle ils décrivent la situation au Canada. « Depuis l’entrée en vigueur de l’ISDS (1), le Canada a été confronté à davantage de plaintes d’investisseurs étrangers que n’importe quel autre pays, il a versé de nombreux dédommagements suite à ces plaintes… il a modifié des décisions du gouvernement ou des processus décisionnels afin de tenir compte des intérêts des investisseurs étrangers et pour réduire les risques de responsabilité potentiellement énormes. »

Soyons sûrs qu’il en ira de même chez nous. Inutile de dire que la seule perspective d’une possibilité de dédommagement se chiffrant parfois en milliards de dollars, influencera notre législateur. Nos députés réfléchiront à deux fois avant de promulguer une loi, même juste, mais qui pourrait donner lieu à dédommagement de certaines multinationales. Pouvons-nous tolérer cela ? Accepter cela et il en est fini de notre démocratie.

Des chiffres consternants

Je m’interroge également sur ce projet d’installer une cour arbitrale constituée d’experts privés plutôt que de faire appel à une cour de justice composée de magistrats professionnels même si nous devions créer pour cela une juridiction nouvelle du type tribunal du commerce européen. Notre système judiciaire européen est-il si partial et partisan qu’il faille inventer une Cour d’experts ou d’avocats ? Ou bien n’est-ce pas l’inverse ? N’est-il pas plus facile, pour une multinationale, de peser sur les avis d’un collège de juges experts privés ? La qualité d’expert n’étant pas un gage d’indépendance, loin de là. La presse fait régulièrement état de situations où des conclusions d’experts, parfois renommés, sont orientées par intérêts personnels.

Au fond, que nous apportent ces entreprises étrangères qui investissent en Wallonie ? Les chiffres sont consternants. En 2014 (2), la Belgique a enregistré 198 nouveaux investissements étrangers, un vrai record sur les 5 dernières années. En moyenne, par projet, 20,5 emplois sont créés en Wallonie (idem en Flandre) mais 1,8 emploi (vous avez bien lu) à Bruxelles. En tout, 3.481 emplois directs créés. Même si les multinationales qui s’implantent sur le sol wallon et bruxellois, amènent dans leur bagage des apports pour l’économie locale comme de la recherche et développement ou encore une demande en sous-traitance locale. Ces retombées sont difficilement chiffrables mais restent limitées. En termes d’emploi par exemple, avec 20 salariés par projet, même si nous appliquons un coefficient multiplicateur entre 3 et 4, les chiffres restent très modestes eu égard à la création d’emploi dans les PME (de l’ordre de 40.000 créations d’emplois nets !). Alors relativisons l’intérêt, pour l’économie wallonne et bruxelloise, de nouveaux investissements étrangers.

Enfin le Ceta favoriserait les exportations…

Il permettrait aux entreprises belges et canadiennes (y compris étrangères établies sur le sol canadien et européen) d’exporter sur le territoire de l’autre. Pour cela, naturellement, comme tout traité de libre-échange, le Ceta tend à réduire les droits de douane mais aussi à abaisser les exigences réglementaires des deux parties pour favoriser les échanges commerciaux.

Vendre du Herve au Québec ? Un leurre !

On ouvre nos frontières mais on n’harmonise pas notre sécurité sociale, nos normes sanitaires (OGM, bœuf aux hormones…), environnementales, etc. Alors qui se retrouvera dindon de la farce ? Ceux qui auront les standards les plus exigeants, souvent, nous. Où en est le principe de précaution défendu par la Commission européenne ? Voulons-nous comme au Canada attendre un jour, voire deux, avant qu’un service d’urgence en hôpital puisse vous soigner ? Va-t-on exiger des Canadiens ce que l’Afsca exige de nos producteurs ? Evidemment non ! Alors, nous faire croire qu’on va pouvoir vendre du fromage de Herve au Québec a tout d’un leurre. Mais ce qui est sûr en revanche, c’est que le Ceta permettrait à n’importe quelle compagnie « Tremblay » de fabriquer industriellement du vrai « fromage de Herve » canadien et inonder notre marché.

Des promesses de prospérité fabuleuse qui se sont avérées désastreuses pour les PME, l’Europe nous en a déjà servies plus d’une fois : la directive sur les travailleurs déplacés, la stratégie européenne pour l’emploi, etc.

Personnellement, je pense que le Ceta est un mauvais accord pour les PME wallonnes et bruxelloises.

(1) L’ISDS est l’ancienne version de l’ICS.

(2) It’s all about jobs, baromètre de l’Attractivité belge 2015 – Ernst &Young.

 

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4 Commentaires

  • Posté par Pettiaux Michel, mercredi 26 octobre 2016, 9:50

    J ai enfin compris les enjeux !

  • Posté par Chretien Christian, mardi 25 octobre 2016, 23:58

    Excellente analyse

  • Posté par Verpalen Philippe, mardi 25 octobre 2016, 22:39

    Pourquoi tout les défenseurs de ce traité,ne viennent pas expliquer comment 200,000 emplois vont-ils être crées ? Justifier ces tribunaux privés ? Pourquoi démanteler toute notre sécurité sociale ? Si nous sommes tous si bétes d'aimer nos civilisations européennes,que l'on m'explique !!!

  • Posté par Pierre Ploemmen, mardi 25 octobre 2016, 17:48

    Tout a fait exact

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