Campagne présidentielle 2008 : «Retour au bois à San Pierre»

Quittées les banlieues de Chicago, rien ne semble presser, sur les interminables highways qui quadrillent l’Indiana. Ville, campagne ? La distinction n’est jamais très claire sur ces étendues plates où se répètent comme à l’identique les maisons proprettes. Cap sur San Pierre. Une «small town », comme on dit ici. Même pas un village en réalité, où les 316 habitants n’ont pas d’épicerie, d’école ou, bien plus important encore, de station-service. Mais la tranquillité n’est qu’apparente. San Pierre est en ébullition. Un grand groupe, le BioEnergy Development Co, prévoit d’installer ici une raffinerie d’éthanol. Le projet de 66 millions de dollars est un rêve pour les paysans du coin qui, presque tous, se sont déjà convertis au maïs, profitant des lourds subsides qu’accorde l’État pour fabriquer ce biocarburant qui se mélange à l’essence. Même la feuille de menthe n’a pas résisté, elle qui avait progressivement pris le dessus sur les cultures plus traditionnelles, comme les tomates ou les légumes, en vue de faire de l’arôme pour les chewing-gums. Aujourd’hui, place aux seuls champs de maïs. Mais le cœur de San Pierre balance. L’odeur que dégagerait l’usine d’éthanol, l’arrivée de centaines de camions, les produits chimiques nécessaires, le plan d’évacuation du village, déjà élaboré en cas d’accident… tout cela a divisé les habitants. Même la maison de retraite qui se situe un peu plus loin, et qui tire encore vers le haut la moyenne d’âge du comté, devrait être évacuée en cas de pépin. « Avec le support de la communauté, et les efforts de nos avocats, nous allons prouver que nous sommes capables de protéger notre ville de la croissance irresponsable », explique Dawn Danford, une des membres de l’association qui s’est constituée pour lutter contre le projet. San Pierre ne veut pas changer. Mais pourtant, le changement est déjà là. Sous une nuée de moustiques, le débonnaire Ken Jacobsma, 47 ans, coupe du bois devant sa maison. Il se décrit comme « un gars simple ». Il aime la chasse, la pêche, boire des bières avec les copains, partir le week-end dans la nature avec sa femme. Depuis tout jeune, il s’est glissé dans le style de vie américain. Depuis un quart de siècle, tous les matins, Ken prenait son gros SUV pour faire les 100 km qui le séparent de son travail. Sa femme a sa propre voiture pour aller travailler, un rien moins loin, mais dans la direction opposée. Leur fils, qui vient d’entrer à la high school, rêve lui aussi d’avoir son propre véhicule. Ken Jacobsma est employé dans un atelier qui fabrique des camping-cars, ces monstres avec lesquels les Américains aiment partir en vacances. « Pendant ces années, le prix de l’essence n’était pas une question que l’on se posait », dit-il. Mais aujourd’hui, c’est devenu le seul problème. Faute de clients, son usine a fermé pendant deux semaines, peut-être ne rouvrira-t-elle jamais. Déjà, le salaire de l’homme a fondu de moitié. Trente dollars de l’heure il y a encore deux ans, seize dollars aujourd’hui. Et, à ce tarif-là, une bonne partie de sa paie finit dans le réservoir de sa voiture. Ken s’est donc mis à couper du bois. Pour chauffer sa maison, d’abord. Puis pour en fournir à ses voisins. « Je pourrais en vendre autant que je voudrais », dit-il. Pour un pick-up rempli, Ken a commencé par demander 30 dollars. Il le vend maintenant à 50. Sans transition, les habitants de San Pierre sont tous passés au feu de bois. À tout prendre, l’« Indinois » ne serait pas opposé à la construction de la raffinerie d’éthanol. Il y trouverait peut-être un emploi. « Et tant qu’à faire, je préfère encore que les trois dollars que je paie pour un gallon d’essence aillent à mes voisins paysans plutôt qu’aux Saoudiens. » Le week-end, Ken va jeter un coup d’œil aux voitures hybrides qui commencent à se vendre pas loin, prenant un peu la place des Cadillac, des Pontiac ou des Hummer qui continuent de trôner dans les parcs automobiles le long de la route mais qui ne trouvent plus preneurs. Quarante mille dollars pour une voiture qui roulerait à l’électricité. Trop cher, d’autant plus que ce prix ne suffit même pas à laver la conscience : «L’électricité, ici, vient du charbon. Tu parles d’un gain pour l’environnement ! Et qui me dit que le prix du charbon ne va pas s’envoler, lui aussi ? » L’installation d’une éolienne dans le jardin, il y a pensé aussi. Vingt-cinq mille dollars. Trop cher, surtout que plus aucune banque n’est prête aujourd’hui à lui faire crédit. Reste donc le bois. Ken montre ses bras endoloris. « À ce rythme, plaisante-t-il, j’aurai bientôt abattu la moitié des forêts de l’Indiana. » (article paru le 27 octobre 2008)

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