Jules Frutos, un an après les attentats de Paris: «Il fallait que le Bataclan revive par la musique»

Jules Frutos est le co-gérant du Bataclan. Le soir du 13 novembre, il n’était pas dans la salle. Mais son équipe a été enduillée. Depuis un an, il ne rêve plus, dit-il. Accroché à l’idée de réouvrir le Bataclan et de le faire revivre par la musique, le chantier a été pour lui une thérapie. A quelques jours du concert de Sting, qui ouvrira samedi une nouvelle page, il a reçu les correspondants des journaux de Lena, dont Le Soir. [scald=2461998:sdl_editor_representation] Le Bataclan rouvre ses portes ce samedi. La pression est énorme ? Elle vient de tous les acteurs. Des victimes, des médias, du monde politique, des professionnels. Notre salle fait 1.450 places. On ne pourra pas accueillir tout le monde. On va devoir être injuste. Avec Sting, on a décidé d’accueillir les proches des victimes. Tous nous demandent des places. Rien que pour les familles des 90 personnes décédées au Bataclan, nous avons 400 demandes. Sans même compter les rescapés. Nous avons mis mardi un certain nombre de places en vente (je ne dirai pas combien), elles sont parties très vite. Moi-même je voulais acheter des places pour des amis, je n’y suis pas parvenu ! Le problème, c’est l’ampleur de l’horreur. Le 13 novembre, il y avait 1.500 personnes au Bataclan. On se retrouve à en gérer les conséquences. Et pas que pour le concert de Sting. Jusqu’à la fin de l’année, nous voulons pouvoir dire « welcome » aux victimes. Depuis le début, vous aviez décidé de rouvrir la salle… Oui, c’est ce que nous voulions. Mais tout cela a été précipité. On a fait de gros travaux. Tout a été refait à l’identique. On a commencé en février. Les travaux ont duré huit mois et demi. Les cent ouvriers ont eu une attitude exemplaire. Aucune image n’a fuité, pas une seule photo n’a été prise avec un téléphone ! On n’avait pas décidé de rouvrir au départ le 12 ou le 13 novembre. Au début, on avait parlé de six mois de travaux mais cela s’est prolongé parce qu’il a fallu refaire le toit, qui contenait de l’amiante. Au départ, j’avais pensé à une réouverture le 16, je m’étais laissé une marge compte tenu du calendrier des travaux. Mais j’espérais que ce soit fini avant le 13 novembre. Qu’il y ait de la musique au Bataclan avant cette date. La commission de sécurité est passée le 3. Immédiatement après, j’ai commencé à contacter des artistes. Le dispositif de sécurité a été renforcé ? Une issue de secours supplémentaire a été aménagée. Il y a un PC de sécurité dans la salle avec des caméras à l’extérieur. Les blindages des portes et des vitres ont été refaits. On en a profité pour améliorer la technique (la sonorisation, les éclairages, etc.). Mais la salle a été reconstruite à l’identique. Cet endroit a vraiment une âme. La salle a été construite sous Napoléon III, en 1865. C’est une salle de fantaisie au départ. Elle a ensuite vécu plusieurs vies. On ne voulait pas qu’elle devienne un mausolée. Pour la réouverture, c’était plus facile d’avoir un artiste étranger qu’un Français ? Des artistes français sont aussi programmés. Mais pas autant que je l’aurais souhaité. Je veux penser que pour eux, c’est plus compliqué. L’impact des attentats a bien sûr été international. Mais la France a été submergée par le choc. Le flot d’images a été ininterrompu pendant un mois. Des artistes français ont dit qu’ils n’auraient jamais la force de jouer. C’est tout à fait compréhensible. Mais il y a aussi malheureusement des artistes qui nous ont dit qu’ils viendraient puis qui ne répondaient plus. D’autres qui nous ont parlé de problèmes de baby-sitting… [scald=2461997:sdl_editor_representation] Comment s’est fait l’accord avec Sting ? Au départ, j’aurais aimé un artiste français et un artiste international. J’aurais voulu un double concert ou un jour l’un puis l’autre. On a aussi eu des pressions pour faire une soirée télévisée avec plusieurs artistes. Une sorte d’émission de variétés. Mais le Bataclan, ça n’a jamais été ça ! C’est une salle très connue à Paris, mais c’est une salle de quartier, ce n’est pas un théâtre prestigieux. C’est l’horreur qui l’a exposée au monde entier. De là à monter une émission avec des paillettes, il y a un pas ! Avec tous les problèmes de planning, je m’angoissais. Une amie journaliste qui venait de rencontrer Sting m’a contactée. Il lui a dit qu’il voulait jouer dans cette salle. J’ai contacté son manager, je ne voulais pas passer par la maison de disques, parce que je me méfiais des barrages et des fuites. Ça a été immédiat. Il donne un concert à New York la veille. Il a vraiment envie de venir. C’est quelqu’un de symbolique des musiques du Bataclan, quelqu’un d’engagé. On va faire carton plein. On vous a demandé des garanties de sécurité ? Il n’y a pas de sécurité absolue. Sinon, ça voudrait dire personne dans la salle ni dans la ville. On ne peut ni tout prévoir, ni tout empêcher. Personne n’aurait pu envisager ce qui s’est passé à Nice. Maintenant on installe des plots en béton, bientôt ce sera des drones. L’inquiétude des musiciens, c’est comme celle du public qui ne voudra peut-être pas revenir ou pas tout de suite. C’est le trauma. C’est un chemin que chacun fait. Et vous, quel est votre état d’esprit ? On a mené à bien les travaux. Mains maintenant, c’est un autre chantier qui commence, avec le public et les artistes. Ce qui nous a fait beaucoup de bien, c’est que le public est là. Quand on a commercialisé les concerts de Pete Doherty, Youssou N’Dour, Marianne Faithfull, on était angoissé. Les gens allaient-ils acheter des billets ? Tous ces concerts ont été mis en vente en avril, mai. On n’était pas longtemps après les attentats. Et puis le terrorisme avait frappé aussi à Bruxelles, avant de toucher Nice. Dans un tel contexte, c’était pas évident. Les équipes du Bataclan seront les même qu’avant ? Oui, les équipes ont été suivies psychologiquement. Il y a eu très peu d’arrêts de travail. Les techniciens ont réintégré la salle depuis peu de temps. Ce concert de Sting monté précipitamment, ça crée de l’adrénaline. Il faut travailler vite. Personne n’a le temps de penser à rien d’autre qu’au concert. Moi, j’ai une chance merveilleuse. Mes amis sont en plus mes associés. C’est une aide et un réconfort très important. Ça a été presque une thérapie pour moi de reconstruire le Bataclan. La notion du temps a été un peu étrange. Rien ne rappellera le 13 novembre ? Il y aura une plaque sur le mur d’entrée, posée par l’Etat et la mairie de Paris. Il y aura aussi une structure commémorative sur le square d’en face, mais on ne sait pas encore laquelle. Et dans la salle, les associations vous ont-elles sollicité pour qu’il y ait quelque chose ? Les associations nous ont sollicités. Mais on n’a pas tous le même avis. Personnellement, je pense que personne n’oubliera ce qui s’est passé. La question n’est donc pas de faire quelque chose « pour la mémoire ». Et sous quelle forme le ferait-on, d’ailleurs ? Quoi de concret ? Un robinet qui coule, des étoiles ? Pour moi, la plus belle des réponses, c’est la vie de la salle. Je n’ai pas envie qu’il y ait un autel à l’intérieur du Bataclan. Des gens vont venir dans cette salle tout le temps, y travailler. Il faut aussi penser à eux. Avec le temps, la pensée de l’horreur demeure. Comment se passent les relations avec les associations de victimes ? En mars, on a fait des visites pour les victimes. La salle était encore en travaux. Ça a duré deux jours. 400 personnes sont venues. On a travaillé avec le Samu, une vingtaine de psys, ils sont entrés deux par deux. Il y avait des tentes dehors, du café. On les a encadrés. Ça a pris deux jours, huit heures par jour. Et on a refait cela les 7 et 8 octobre. Là, la salle était refaite, ou du moins elle avait son allure d’avant. Ces visites-là n’ont pas été faciles. Les associations ont salué leur concert du 12. Mais toutes les victimes ne font pas partie des associations. Et je sais que certaines auraient voulu que la salle ne rouvre jamais. Les Eagles of death metal ne reviendront pas ? Ce groupe aurait plutôt intérêt à tourner dans des asiles psychiatriques. Et encore ils pourraient y faire du mal ! Le chanteur a fait des déclarations très perturbantes allant jusqu’à dire qu’il avait reconnu des membres des services de sécurité, etc. Cette personne est dérangée, malade. Les médias qui lui ont donné la parole en ont conscience, ça leur permettait de faire des scoops. Il est revenu sur ses déclarations, mais a recommencé après. J’ai le sentiment que ce groupe, qui était connu mais modestement en France, a un peu surfé sur ce qui s’est passé. On ne peut pas dire qu’il a eu l’humilité de se mettre en retrait. Quand ils sont venus en février pour jouer à l’Olympia, ils ont téléphoné pour tourner un clip au Bataclan. Je ne dis pas qu’ils n’ont pas vécu des choses horribles. Mais ils ne sont plus « welcome ». Vous ne voulez pas de photos du Bataclan avant le premier concert ? Non, les premières images, ça doit être avec des gens dedans. J’ai vu la salle terminée. Tout est pareil, mais quelque chose n’allait pas. Le bar n’était pas ouvert, il n’y avait personne. Ça m’a fait bizarre, j’ai eu peur de montrer ça. Avec le public, ce sera merveilleux. Est-ce qu’il y aura des tabous de programmation ? Non, il n’y aura pas de tabou. On peut être dans des esthétiques musicales, des niches ou pas, mais qui n’ont pas de rapport direct ni avec les commanditaires ni les acteurs qui ont fait ça. La musique n’est en rien responsable. Elle n’a pas à être punie. Un groupe de rap violent qui viendrait chanter contre la république, bien qu’il n’y en ait plus beaucoup ? Le rap, c’est devenu de la variété. Il y a un groupe français qui s’appelle Kalach, on aurait peut-être un problème à l’inviter, mais heureusement ou malheureusement pour nous, ce groupe a un grand succès et joue déjà dans des salles très grandes ! Certains artistes nous disent « On va venir, mais pas tout de suite ». Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Pour moi, un artiste ça se définit. Avec un style musical, mais aussi avec ses engagements, ses textes, ses positions, sa vie, ses remises en cause. Un artiste, ça doit jouer un rôle social, et pas toujours dans le sens du poil. Un artiste, ça doit interpeller, mettre mal à l’aise parfois. Mais on est dans un système de production musicale qui laisse peu respirer ses artistes. On n’est plus dans la génération des années 70, avec Dylan et Lennon. J’ai vu Bruce Springsteen, ça a été presque possible de le voir venir. Qui auriez-vous rêvé de voir au Bataclan pour la réouverture ? Je ne rêve plus, je prends des somnifères pour dormir. Je n’ai pas envie de citer des noms. Il y avait des artistes qui, même s’ils sont très fatigués, avaient leur place. Même s’ils sont dans une immense et fructueuse tournée commerciale, ils auraient pu consacrer une soirée au Bataclan. Les Insu ? Par exemple. Sting va dire quelque chose ? Je ne le sais pas encore. La seule chose que j’ai dite à son manager c’est que nous, nous ne parlerons pas. C’est l’artiste que le public viendra voir. Il y a une grosse motivation de notre côté et du sien. On a une chaussure qui fait du 39 mais on ne sait pas encore si c’est la bonne pointure. On bout, avec des idées de faire venir des invités, mais là, on a déjà quelque chose d’un peu fragile. S’il vient avec d’autres artistes, on l’apprendra le jour même. Avec ce truc fragile, on va essayer de faire un truc diaboliquement fort.

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