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Les chroniques de Lampedusa (4/7): «19h molo favarolo – barco migranti»

L’écrivaine Geneviève Damas est partie à Lampedusa, avec Georgia, sa fille de dix-huit mois.

Temps de lecture: 5 min

Cet après-midi, j’ai rendez-vous avec Francesco. Il a 43 ans, est diplômé en sciences politiques. Depuis un an, il travaille à Lampedusa pour Mediterranean Hope, une association émanant de l’Eglise protestante en Italie qui vient en aide aux migrants à Lampedusa.

L’action de Francesco s’ancre dans sa révolte : « Lampedusa sauve mais l’Europe n’accueille pas. Si tant de migrants subsahariens se dirigent, au péril de leur vie, vers notre vieux continent c’est à cause de la politique économique que nous menons. Notre système capitaliste se fonde sur la guerre économique et l’exploitation à outrance de l’Afrique. Nous avons mis ces pays dans une situation d’instabilité politique, économique, sociale et sanitaire. C’est honteux de faire comme si cela ne nous concernait pas. »

Outre une mission d’observatoire de la migration à Lampedusa, Mediterranean Hope s’est lancée dans un projet ambitieux, celui de créer des couloirs humanitaires pour les personnes les plus vulnérables. En partenariat avec l’Eglise de San Egidio (catholique), l’association propose de prendre en charge les voyages et les visas provisoires de 1.000 ressortissants subsahariens en situation précaire (femmes avec enfants, mineurs, personnes persécutées ou malades…) et de les accompagner dans leur démarche pour obtenir des papiers en Italie. « Lorsque nous aurons mis cela sur pied, nous pourrons enjoindre les pays qui ont signé la convention de Genève, comme l’Angleterre, les Etats-Unis… à faire de même. Grâce au financement des Eglises du monde entier, il sera possible de créer ces couloirs humanitaires où que l’on soit. »

Francesco me montre l’endroit où les migrants arrivent à Lampedusa, le lieu-dit « Molo Favarolo », zone militaire interdite au public à côté du nouveau port, à deux pas des hôtels de luxe et de la plage où toute la bonne société se baigne. Il conclut : « Vraisemblablement, de nouveaux migrants vont arriver puisque les carabinieri t’ont annoncé que demain, ils vidaient le centre. » Je lui fais promettre, s’il apprend l’arrivée d’un bateau, de m’en avertir. Une heure plus tard, je reçois le message : « 19 h molo favarolo – barco migranti ».

Les yeux rivés vers la mer

Lorsque j’arrive à Molo Favarolo, la Croix-Rouge est déjà sur place et plusieurs fourgons de carabinieri. Ceux-là même que j’ai rencontrés le matin au Centre. Ils me saluent, font des risettes au bébé : « Ciao bellissima ! » Le bus de Misericordie, l’association qui a gagné le marché public pour la gestion du Centre de Lampedusa, se gare, le chauffeur passe ses gants en caoutchouc. Les ambulances arrivent. C’est une centaine de Somaliens qu’on attend. Les uns et les autres ajustent leur masque pour se prémunir des risques de maladie. Tout le monde a les yeux rivés vers la mer. Et tout à coup, il apparaît, le bateau de la Guardia di Finanza, blanc et majestueux, fendant les flots et se dirigeant droit vers la jetée. Sur le pont, les migrants se tiennent dans leur couverture de survie, et le soleil qui s’y reflète fait briller le vaisseau de mille feux. A terre, tout le monde afflue vers l’endroit où le bateau va accoster : carabinieri, personnel de la Croix-Rouge, membres de Save the children, religieuses et, tout à coup, je vois devant moi, marchant dans la zone militarisée, Francesco. Je m’étonne : « Tu peux entrer ? », il met un doigt sur sa bouche et continue à avancer.

« Leurs visages,

mon dieu, leurs visages »

Je suis montée sur un muret, mais je me sens loin, si loin. Tout à coup, je n’y tiens plus, je prends mon bébé dans mes bras, et j’entre dans la zone militaire. Advienne que pourra. J’avance, je continue à avancer. Personne ne s’oppose à ma présence. Je rejoins Francesco sur la jetée, il porte une grande caisse de crackers – les migrants n’ont souvent plus mangé depuis trois, voire quatre jours. Je dis : « Tu as une autorisation ? » Il me fait un clin d’œil : « C’est une présence informelle comme la tienne. Promets-moi de ne pas prendre de photos, Geneviève. » Je n’en ai pas le cœur. Ils sont là, à trois mètres de moi, ceux qui ont traversé l’indicible. Des hommes en combinaison grise leur demandent de rester sur le pont sans bouger, de s’asseoir tant que le bateau n’est pas à l’arrêt. Ils ne résistent pas. Leurs visages, mon dieu, leurs visages. Je n’oublierai jamais leurs visages. Epuisés, hagards, défaits. Ils ont mille ans. Et il va encore leur en falloir mille autres de combats qu’ils ignorent, mais pour l’heure, Francesco et Mediterranean Hope sont là pour leur souhaiter la bienvenue en Italie, « on est avec vous, Courage, on est là pour vous aider. » C’est à ce moment qu’une carabiniere m’intime l’ordre de quitter la zone militaire. « Vous n’avez pas de masque, Madame. Pour le bébé, c’est dangereux. Les maladies. » Je quitte le lieu à regret, mais j’ai vu ce qu’il y avait à voir.

Les migrants montent un à un dans les bus, le chauffeur de Misericordie les pousse vers le fond d’un geste qui me semble si dur avec ces gants en caoutchouc, si peu humain, mais peut-être ne fait-il que les soutenir, les aider à gravir les dernières marches, leur donner la force qu’ils n’ont plus, qui sait ? Au loin, les hommes en combinaison grise désinfectent le pont, la cale, jettent ce qui reste à la poubelle pour qu’on n’en parle plus. Les ambulances emportent les blessés, le bus de Misericordie une première partie des migrants vers le Centre, avant de revenir chercher ceux qui restent, les mineurs, et je n’ose même pas imaginer quelle sera leur nuit, leur première nuit dans l’île, puisque celui-ci est surpeuplé et qu’on annonce encore cinq cents arrivées dans la nuit. Il y a en ce moment trois mille migrants en Méditerranée. Trois mille migrants parce que la mer est calme. Calme ?

 

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