Les vrais décideurs

Jusqu’à nouvel ordre, ce sont nos parlementaires qui votent les lois. Mais qui les inspirent ? L’affaire récente du Kazakhgate repose cette question à sa manière, et il y en a d’autres qui viennent alimenter les soupçons. Il manque cependant, pour aborder cette question cruciale, des données objectives et rigoureuses. On peut en trouver dans cette remarquable étude publiée par deux professeurs américains : « Testing Theories of American Politics : Elites, Interest Groups, and Average Citizens . » Bien sûr, l’étude porte sur les lois et décisions politiques américaines, et on rétorquera que nous ne sommes pas l’Amérique. Mais nos systèmes ne sont pas si différents, en tout cas pour les points qui sont abordés par cette étude. Elle a été menée par Martin Gilens, professeur à Princeton University, et Benjamin I. Page, professeur à Northwestern University et cherche à déterminer qui exerce véritablement une influence sur les prises de décision des responsables politiques américains, parmi les quatre groupes identifiés par les spécialistes : les citoyens moyens (Average Citizens), les élites économiques (Elites), les lobbies citoyens ou les lobbies d’entreprises (Interest Groups). Et leurs conclusions sont assez effrayantes… Les quatre modèles politiques Avant de les aborder, repassons d’abord en revue les modèles politiques liés à ces quatre groupes. Le premier, c’est la démocratie électorale majoritaire, appuyée sur le groupe des citoyens moyens (« moyen », ici, ne renvoie pas à la classe moyenne ou à une quelconque médiocrité, mais bien à la « moyenne » statistique), et que privilégiaient des théoriciens du libéralisme tels que Tocqueville. Ici, ce qui compte et ce qui pèse sur les décisions politiques, c’est la majorité citoyenne, ce qui peut entraîner une « tyrannie de la majorité » sur la minorité. Néanmoins, c’est le modèle qui semble être, pour Tocqueville, l’incarnation parfaite de la démocratie, ainsi que le formulait Abraham Lincoln : « of the people, by the people, for the people ». Dans une telle situation, deux partis en quête de voix adopteront sur un sujet polémique la même position, correspondant à la position préférée de la majorité de la population. Cela semble simple tant qu’on reste dans des sujets simples et considérés indépendamment. Dès qu’on aborde la vie réelle, où chaque sujet est relié à tous les autres, il devient quasiment impossible de prédire autour de quel équilibre se stabilisera l’opinion. Et souvent, il n’y a pas d’équilibre du tout : c’est une théorie du chaos en grande partie. Les analystes, majoritairement des économistes, ont ainsi vérifié que deux tiers des politiques fédérales mises en place aux USA correspondent aux préférences de la majorité des électeurs. Mais c’est un résultat a posteriori ; aucune étude ne prouve que c’est cette majorité qui a influencé la prise de décision, ou que cette majorité n’a pas elle-même été influencée par d’autres groupes. Au contraire, des analyses menées récemment ont montré que l’influence de citoyens fortunés et de lobbys était en effet largement prépondérante par rapport aux citoyens situés plus bas sur l’échelle des revenus, si bien que les conclusions statistiques de ce modèle, a priori éclairantes, sont en réalité non significatives. Certains théoriciens estiment par ailleurs que les politiciens suivent non pas les préférences explicites de la population, mais leurs besoins profonds, non exprimés. On voit mal comment vérifier ce type de prédiction. Le deuxième modèle est celui d’une domination d’une élite économique, ce que conforte le fait que la Constitution américaine a été rédigée par cette élite, et dans le but de protéger la propriété privée, ainsi que les intérêts des grands marchands et planteurs, au détriment des petits fermiers, des ouvriers et des artisans. C’est cette élite qu’a fustigée Donald Trump (même s’il en fait partie), le milieu dont sortent les Clinton, Bush, Kennedy et autres « dynasties » de l’establishment politique américain, et l’analyse des origines économiques des hauts fonctionnaires fédéraux au fil du temps conforte empiriquement cette théorie. Le troisième modèle est celui du pluralisme majoritaire, représenté par des lobbies citoyens qui défendent chacun des intérêts particuliers. On y trouve de tout, du parti politique au groupe d’opinion citoyen. Ce qui compte ici, pour avoir de l’influence, ce n’est pas la taille mais l’organisation. Ce serait, du coup, une protection efficace contre toute velléité autoritaire. On est dans ce cas dans un scénario proche du premier, à la différence que chaque individu peut se voir représenté par un ou plusieurs groupes, et gagner ainsi en efficacité et en visibilité. Le contre-argument principal à cette théorie est de constater que la majorité de ces groupements potentiels ne naissent jamais : le citoyen moyen sera heureux de trouver un groupement qui représente ses intérêts, mais s’il n’en trouve pas, prendra-t-il l’initiative de le créer ? L’histoire semble montrer que généralement, non : on laisse aux autres le soin de le faire, si bien qu’au final, peu de groupes réellement influents voient le jour, et les politiciens se sentent dès lors plus libres de prendre des décisions contraires aux intérêts de citoyen moyen. Et s’ils voient le jour, comme on l’a vu chez nous avec des initiatives citoyennes telles que le G1000 ou Tout Autre Chose, les membres de ces groupes se heurtent rapidement aux difficultés de la gestion extrêmement chronophage de ces mouvements. Le dernier modèle est celui que les auteurs de l’étude appellent le pluralisme biaisé, c’est-à-dire celui où l’influence provient de groupes, comme dans le modèle précédent, mais constitués d’entreprises ou d’associations professionnelles, et non de citoyens. Cette théorie n’est pas très éloignée du marxisme, qui veut que l’État soit aux mains de la bourgeoisie, qui dirige en sous-main la classe politique pour le maintien de ses intérêts. D’un point de vue empirique, cette théorie se trouve vérifiée : il suffit d’examiner les lobbies qui influencent la politique américaine pour se rendre compte que l’immense majorité représente les intérêts des citoyens fortunés. Les syndicats ouvriers ont, par exemple, une influence excessivement faible aux États-Unis. Mais d’un point de vue quantitatif, l’influence des lobbies n’a jamais pu être démontrée de manière satisfaisante avant l’étude qui nous occupe. L’étude de Gilens et Page Ce qui a rendu cette étude possible, c’est la constitution d’un échantillon de 1.779 sujets politiques qui ont fait l’objet de sondages préalables, entre 1981 et 2002. Cet échantillon permet de confronter directement les résultats d’un processus politique et les intérêts et opinions du public (en fonction de leurs revenus). Les citoyens ont été classés dans trois catégories : ceux de bas revenus, ceux de revenus moyens (qui représentent bien la première théorie) et ceux de revenus élevés (qui représentent la deuxième théorie). Afin de tester l’influence des groupes de pression, on a opéré des regroupements, principalement les 25 lobbies de la liste « Power 25 » de Fortune et 10 groupes de pression supplémentaires, sélectionnés en fonction de leurs dépenses déclarées (les plus élevées) d’une part et les autres, de l’autre. Ensuite, on a examiné pour chacun des sujets examinés quelle était la tendance de chacun de ces deux grands groupes : en faveur, en défaveur, plutôt en faveur, plutôt en défaveur. Et on a quantifié tout cela. La variable étudiée est l’adoption ou non de la mesure proposée dans les quatre ans suivant le sondage. Sur cette base, on a examiné chaque théorie une par une, en commençant par regarder la corrélation éventuelle de l’opinion générale de tous les groupes de pression, sans distinction, puis par rapport à l’opinion du citoyen moyen, et enfin par rapport à l’opinion des élites économiques. Cela permettait d’évaluer la pertinence des trois premières théories. Pour la quatrième, on a fait appel à la distinction interne entre « groupes puissants » (les 35) et les autres en examinant si la corrélation était meilleure en ne gardant que les 35 lobbies les plus puissants. Les résultats sont édifiants : les élites économiques et les lobbies d’entreprise ont une influence directe et indépendante mesurable sur la politique américaine alors que la population moyenne et les lobbies citoyens n’en ont aucune. Cela ne veut pas dire que les décisions prises sont contraires aux intérêts des citoyens ; au contraire, il apparaît que les intérêts du citoyen moyen correspondent étroitement à ceux de l’élite économique, sans qu’il soit toutefois possible de mesurer l’influence de celle-ci sur ceux-là. En revanche, les préférences des groupes de pression prises généralement, sans distinction interne, sont très éloignées de celles du citoyen moyen. Ce résultat tend à contredire ceux qui pensent que les groupes de pression représentent bien les opinions de la population. Même en prenant les groupes les moins influents, ceux qui devraient donc être les plus proches des citoyens, la corrélation avec les intérêts du citoyen moyen est très faible. En fait, les intérêts de ces groupes peu influents sont tellement discordants entre eux (pro-vie, pro-choix, propriétaires d’armes à feu, etc.) et adoptent des points de vue souvent extrêmes qu’au total, ils ne représentent absolument pas la moyenne de l’opinion nationale. Plus surprenants sont les liens entre les intérêts de l’élite économique avec ceux des différents lobbies : ils sont inexistants avec les lobbies les moins influents, mais opposés à ceux des lobbies les plus puissants. Cela s’explique par le fait que des individus de l’élite ne réfléchissent pas, à titre individuel, comme des entreprises ou des actionnaires d’entreprises, qui ne pensent qu’en termes de rentabilité et de profits. L’élite économique a par exemple tendance à préférer des dépenses gouvernementales aussi faibles que possible alors que des lobbies souhaiteront des dépenses élevées dans le domaine qui les intéresse et qui peut générer des commandes et donc des bénéfices (comme dans la santé ou les armements). Autrement dit, le grand public obtient généralement gain de cause, comme la première théorie le prédit, mais cela arrive comme un dégât collatéral, car leurs intérêts sont généralement alignés avec ceux de l’élite économique. En revanche, dans les cas – souvent moralement ou socialement importants – où ces intérêts ne s’alignent pas, même une grande majorité de la population en faveur d’une réforme n’aura aucune influence sur les décisions politiques. Le système américain a été bâti de telle sorte que le statu quo obtient le plus souvent gain de cause, si bien que quand le grand public est en faveur du statu quo, il obtient souvent raison, mais est généralement perdant lorsqu’il est en faveur d’une réforme, surtout si l’élite économique ne souhaite pas cette réforme. La démocratie américaine semble bien n’être une démocratie populaire que par hasard, par dégât collatéral, si l’on peut dire. Et chez nous ? Il serait particulièrement intéressant que de telles études soient menées chez nous, à l’échelle nationale et à l’échelle européenne. Un premier défrichage a été réalisé par 3 jeunes bloggeurs motivés. On peut imaginer que les résultats seraient identiques, renforçant peut-être même le rôle des lobbies d’entreprise. Mais la question la plus importante qu’il convient de se poser est celle-ci : qu’arrivera-t-il lorsque les intérêts des citoyens ne correspondront plus du tout avec ceux des décideurs ? On peut deviner que ces derniers feront tout pour maintenir cette adéquation, grâce aux multiples techniques de manipulation directe ou indirecte (la publicité, bien sûr, mais aussi le contrôle pris par ces groupes sur les médias, la diffusion d’un vocabulaire et d’une pensée – avec l’aide des experts et de ces médias contrôlés – qui finit par empêcher toute contestation, etc.). La colère des plus fragiles – que d’aucuns appellent les « sans-dents », ou quelle que soit l’appellation plus ou moins ignoble qu’on leur accole – se fait pourtant de plus en plus sentir, à travers les failles d’un système contrôlé par ces élites et ces lobbies ; mais ne sera-t-elle pas elle aussi récupérée, renforçant les inégalités, les injustices et contribuant à la destruction de la démocratie ? On peut penser que le populisme est la réponse à cette crise, et que les leaders populistes font entendre cette voix et s’opposeront à ces lobbies et à cette élite. C’est possible, du moins pour certains d’entre eux, qui sont véritablement issus de ce peuple en colère. Mais d’autres, comme Trump, Berlusconi ou Le Pen, font partie de l’élite et mettent au pouvoir, à leurs côtés, des représentants de ces lobbies ou de ces grandes fortunes privées, accentuant leur mainmise sur les décisions politiques et leur confiscation de la démocratie à leur seul profit. Est-il possible aux citoyens d’inverser cette tendance lourde, qui permet aux puissants de maintenir leur puissance et aux riches de s’enrichir encore et toujours, au détriment de tous les autres ? On voudrait l’espérer… Mais lorsqu’on voit comment ces citoyens se déchirent entre eux ou peinent à s’organiser efficacement, on peut être pessimiste. Quant à espérer que les politiques se libèrent des influences qui s’exercent sur eux, alors que ces « influents » leur garantissent leur réélection et leurs privilèges…

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