Bouli Lanners sur les Magritte: «Le challenge, aller chercher le public»

Bouli Lanners n’a aucune frustration envers les Magritte. En 2012, avec Les géants, il raflait cinq Magritte dont celui du meilleur film et du meilleur réalisateur. L’année suivante, il repartait avec le Magritte du meilleur second rôle pour De rouille et d’os. Et cette année, il arrive en tête avec huit nominations dont celle de meilleur film, meilleur réalisateur et meilleur acteur avec Les premiers les derniers . C’est pour cette raison qu’il nous a paru intéressant de confronter son « malaise » par rapport à la cérémonie telle qu’elle existe aujourd’hui à Patrick Quinet, co-Président de l’académie André Delvaux. Le but n’étant pas pour Bouli Lanners de tirer à boulets rouges sur cette grande fête du cinéma belge, mais bien de s’exprimer en toute liberté et dans un esprit de dialogue. Patrick Quinet a tout de suite répondu présent pour cet échange d’idées. Et c’est dans une énergie positive et une bonne humeur non feinte qu’ils se sont retrouvés autour d’une table au Soir pour débattre des Magritte. [scald=2583549:sdl_editor_representation] Bouli Lanners : Je ne suis pas contre les Magritte, c’est essentiel pour moi de le dire. Ça nous a été bénéfique. Il fallait marquer les choses par une fête qui fédère le cinéma belge. Donc l’initiative des Magritte doit continuer. Mais après sept ans, c’est peut-être le moment de faire le bilan et de voir comment les choses fonctionnent, voir ce que cela nous apporte et ne nous apporte pas. Patrick Quinet : Oui, les Magritte ont été créés pour fédérer la profession autour du cinéma, mais le but était aussi de communiquer auprès du public. Cela sert aussi à créer des vocations et réveiller des talents qui s’ignorent. Les Magritte sont un des éléments de communication sur le cinéma. Dans ce sens-là, on a réussi à intéresser les gens, cela ne veut pas dire qu’ils vont plus voir les films, mais le public a la perception d’un cinéma belge, il commence à connaître le nom des réalisateurs, des comédiens, des titres des films. Dans les sondages faits autour des Magritte, on découvre qu’on a une notoriété de près de 80 %. B. L. : Mais force est de constater que chaque année, les Magritte créent des débats inutiles à contre-emploi de ce que voudrait l’Académie. Sa manière de fonctionner aujourd’hui prête le flanc à ceux que j’appelle les fossoyeurs du cinéma belge. J’ai entendu des choses absolument idiotes à la radio comme quoi les cinq films nommés ne faisaient même pas 5.000 entrées. C’est faux ! Et on ne remet pas les Magritte par rapport au nombre d’entrées comme on ne remet pas les César et les Oscars par rapport au nombre d’entrées. On qualifie un film ! Le prendre par ce biais-là, c’est donner une image du film belge qui ne marche pas et que le public dénigre. Or, la carrière d’un film n’est pas liée qu’à sa sortie belge. Les premiers les derniers, qui a fait près de 15.000 entrées en Belgique et plus de 100.000 en France, a été vendu dans une trentaine des pays et L’économie du couple , qui a fait plus de 16.000 entrées en Belgique et près de 200.000 en France, a été acheté dans 16 pays. Le dernier film de Jarmusch, qui est magnifique, n’atteint pas les 30.000 entrées chez nous ! [scald=2583548:sdl_editor_representation] P. Q : Tu as raison. Nos films ont une capacité à l’exportation largement supérieure aux films français. Oui, on a un déficit de spectateurs sur notre territoire, mais on a des cinéastes qui rencontrent un public à l’international. On peut être fier de ça. En Flandre, les films qui font le plus d’entrées ne s’exportent pas du tout. B. L. : Autre idiotie entendue à la radio : dire que les Magritte ne sont pas représentatifs de ce que veut le public. On ne peut pas casser les Magritte sans dire que tous les prix fonctionnent comme ça. Il faut expliquer que les Oscars, c’est bien pire que ça. Exemple : on me téléphone il y a six mois pour me dire que Les premiers les derniers sera le film qui représentera la Belgique aux Oscars et on me demande quel est mon plan d’attaque pour la pré-sélection. Moi, je fais la politique de l’absence et du manque. Du coup, comme je ne voulais pas participer à ce lobbying, j’ai été blacklisté au profit de D’Ardennen. Car Robin Pront a un plan et l’envie de travailler aux Etats-Unis. Moi pas. Mais ce n’est pas normal. On ne favorise pas un film, mais le mec qui a le meilleur plan de lobbying. Il ne faudrait qu’on tombe là-dedans avec nos trucs de compétition car tout le monde à sa petite échelle, dans les Magritte, fait du lobbying pour ses potes. Ce n’est pas bien. On ne peut rentrer philosophiquement dans cette logique-là ! P. Q. : Le lobbying aux Magritte, il est petit et gentil. B. L. : Oui, mais c’est parce que c’est entre nous. Petite cour de récré ! P. Q. : Ne penses-tu pas que la compétition permet de se dépasser, d’aller plus loin, de devenir plus fort et meilleur ? B. L. : Mon vrai challenge n’est pas la compétition. Evidemment, ça fait du bien. Je n’ai jamais regretté d’avoir reçu des prix, d’être nominé huit fois cette année et si je reçois un Magritte, je serai très content. Mais ce qui me fait me surpasser, c’est d’essayer d’aller chercher le public. Mon challenge est là ! Il faut expliquer aux gens que les Oscars, ce n’est que du lobbying intensif. C’est comme une campagne électorale. C’est un truc de stratégie. Ce n’est pas du tout représentatif. Ni les Bafta, ni les César… Donc les Magritte s’inscrivent dans la lignée de quelque chose qui existe. Mon malaise par rapport aux Magritte est d’ordre philosophique, il vient de la compétition. On est dans une société où tout est en compétition, état relayé par la télé avec des émissions comme « The Voice », le meilleur cuisinier, le meilleur peintre, le meilleur pâtissier… Le sport, c’est normal. Quand on fait un 110 mètres haies, c’est pour battre l’autre. Le postulat est clair. Dans le cinéma, la compétition, ça fonctionne sur des territoires énormes comme les Etats-Unis mais chez nous, la cour de récré est trop petite. Ce qui fait que dans cette compétition, c’est toujours un peu les mêmes qui reviennent. Du coup, ça discrédite le volume de ce qu’on produit. Et cela donne une image consanguine du cinéma belge francophone, ce qu’il n’a pas en réalité. Le fait qu’il y ait « The winner is… » implique « The losers are… » et cela se fait publiquement avec ta tête en gros plan à la télé où la caméra scrute si tu vas être content ou déçu. Et ça permet à la diva de la critique belge de relancer ses piques sur notre cinéma dans un débat qui n’a pas lieu d’être. Donc, résultat in fine, cela va à l’encontre de la volonté de départ de fédérer. On n’a pas besoin de perdants. On ne doit avoir que des « winners » ! P. Q. : Mais c’est du jeu ! C’est une vitrine. Et cette émotion des candidats juste avant le résultat fait partie de cela. En plus, on ne dit pas « le gagnant est… » mais « Le Magritte est décerné à… ». B. L. : Non, pour moi, ce n’est pas un jeu car les enjeux sont différents d’un jeu. Je ne parle pas pour moi car je suis le roi du pétrole en Wallonie. Je fais ce que je veux. Mais je trouve que cette cérémonie ne donne pas une super-image de nous. Et dans l’inconscient culturel, cela reste « the winner is… » ! P. Q. : Les Magritte arrivent après la carrière du film. On n’est pas en train de dire : « Voilà le meilleur film à aller voir. » On a réussi à s’imposer dans l’esprit des gens. Le fait que ce soit une compétition ou pas n’a pas beaucoup d’impact auprès du public car les films ne font pas l’objet d’une sortie post-Magritte. B. L. : Où est l’impact alors ? P. Q. : C’est de dire qu’il y a du cinéma belge et de la diversité dans notre cinéma. Les 25 films répartis dans les différentes catégories prouvent la richesse de notre production. Et ça, c’est hyper-positif pour le cinéma belge de manière globale. Je ne vois pas l’aspect individuel des films. En amont de la cérémonie et pendant, il y a un énorme travail qui se fait au bénéfice du cinéma belge. L’aspect compétitif peut être dérangeant pour nous, les professionnels, pas pour le grand public. Ceci dit, les techniciens, ces gens de l’ombre, sont très demandeurs de cette cérémonie car c’est une marque de reconnaissance de leur travail et une mise en lumière même pour l’international. B. L. : Regarde cette année, les frères Dardenne ne sont nominés nulle part. Ça crée un malaise. Ça ne me fait pas très plaisir. Si on avait remis un prix à un film, il n’y aura pas cette polémique. Ça me rappelle une BD d’Astérix où tout à coup, ils décident dans le village de faire des élections. Tout le monde se porte candidat et tout le monde commence à se tirer dans les pattes, ce qui n’existait pas avant. Moi, ce qui me gêne, c’est d’être en compétition chaque année avec mes potes. C’est de recevoir de manière incessante des mails de producteurs disant « votez pour moi », d’avoir de trucs de copinage et de voir des petites jalousies qui se créent. Donc au lieu de se fédérer, j’ai l’impression qu’on est en train de se diviser. P. Q. : Si on arrive à passer outre ce petit aspect compétition entre nous, on peut quand même se dire que le pari est gagné car la communication sur le cinéma belge existe vraiment. B. L. : Le point de vue philosophique personnel sur ce malaise face à la compétition est l’amorce de ce débat. Je ne suis pas le seul à penser cela. Pour moi, la compétition ne donne justement pas une image de grande diversité du cinéma belge parce que ce sont toujours les mêmes qui sont nominés. On donne l’image de gens qui se donnent des prix à eux-mêmes. Et je le dis sans aucune aigreur puisque je suis un sur-sur-nominé ! C’est donc d’autant plus important que j’aille au front par rapport à ça. P. Q. : N’oublie pas que les Magritte fonctionnent en totale démocratie. Il y a plus de 850 membres venant d’horizons différents liés au cinéma. Le fait qu’ils votent souvent pour les mêmes ou, cette année, ont exclu les frères Dardenne, cela veut-il dire que la démocratie ne fonctionne pas, que ce sont tous des crétins ou des gens qui n’agissent que par l’affect ?! B. L. : Je suis très content qu’on vote pour moi mais je sais aussi que j’ai un capital sympathie qui m’aide. P. Q. : Je ne le vois pas comme ça ! Ton film est un très bon film et les gens l’ont reconnu. De la même manière, il y a deux ans, il y eut un vrai plébiscite pour les frères. Ils ont tout raflé parce que les membres dans un vote démocratique ont estimé que Deux jours, une nuit était le meilleur film. Alors dire qu’aujourd’hui, ils n’y sont pas à cause d’une réaction anti-Dardenne, je n’y crois pas. B. L. : Moi, je ne suis pas membre de l’Académie André Delvaux car je ne veux pas voter pour moi, ni pour les autres. P. Q. : Justement, voilà ce qui est dommage ! La plupart des réalisateurs et des comédiens ne votent pas ou ne sont pas membres de l’Académie. Ce qui est énervant ! B. L. : Je ne peux pas envoyer des mails à mes potes pour dire « votez pour moi », c’est nul ! Je me demande d’ailleurs s’il faut appliquer le principe de démocratie pour les Magritte ?! Je n’en suis pas sûr du tout. Pourquoi ne pas avoir un comité des sages, renouvelable tous les X années, et regroupant des producteurs, réalisateurs, exploitants, comédiens, techniciens, journalistes, gens du public… Un peu comme le comité qui désigne le film qui représentera la Belgique aux Oscars. Pourquoi ne pas faire quelque chose de différent, sans compétition ? Remettre un prix à un film, un comédien, une comédienne mais sans une longue cérémonie qui est en décalage avec la réalité des gens de la profession. Moi, j’aimerais redonner une image moins consanguine du cinéma belge. P. Q. : Moins consanguine ?! Sur les cinq films nominés, tu as trois premiers films ! Ça veut dire qu’il y a du renouvellement. B. L. : Non, c’est dingue ça car ça veut dire qu’il y a très peu de films puisque dans les cinq nominés pour le meilleur film, il y a trois premiers films ! P. Q. : En moyenne par an, on produit 17 films. Là, il y avait huit premiers films. Ce sont les meilleurs qui sont retenus. On a décidé qu’un premier film pouvait se retrouver aussi en catégorie meilleur film. Et qu’importe qui gagne mais l’Académie met ainsi en lumière ces nouveaux aux yeux du grand public. B. L. : C’est exactement la même chose en Flandre ! P. Q. : Je suis d’accord. B. L. : Mon grand regret est que le cinéma ne soit pas fédéré au niveau national. D’autant plus qu’il y a des ponts entre nous. J’ai passé la soirée hier avec Wim Willaert. Je vais aux Prix Lumière avec Félix Van Groeningen. Le VAF (Fonds audiovisuel de Flandre, NDLR) a toujours été coproducteur de mes films. Donc c’est dommage…

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