Le Texas, un concentré des divisions de l’Amérique de Trump

Le révérend Michael Coffey n’en revient pas. Un entrefilet de quatre lignes le matin même dans le quotidien local Austin American-Statesman a suffi. Sa First English Lutheran Church déborde de monde, 400 personnes pour moins de 200 places, en majorité des Anglo-Américains sans connexion personnelle avec la saga des réfugiés. Le pasteur en attendait 50 pour sa « prière œcuménique » en faveur des Syriens et autres musulmans identifiés comme indésirables par Donald Trump. « En tant que chrétiens, notre rôle est d’être au côté de ceux qui souffrent dans le monde », dit-il. Le recueillement cède vite la place à la politique. « Nous sommes là pour faire entendre notre opposition à ce décret présidentiel qui ne présente que l’illusion de la force », dit Simone Talma Flowers, directrice d’Interfaith action of central Texas (dont l’acronyme IACT signifie « j’agis »). « A part les Américains de souche et les Africains amenés de force en esclavage, nous partageons tous une histoire d’immigration en quête d’une vie meilleure. Cette politique ne nous représente pas, ce n’est pas notre Amérique ! », s’exclame-t-elle sous les applaudissements. Aaron Rippenkroeger, président de Refugee Services of Texas (RST), la principale organisation d’accueil dans l’État, jubile : « Les citoyens de cette ville ont tout compris, lance-t-il. Les réfugiés ne sont pas dangereux, ils ne l’ont jamais été et ne le sont pas davantage aujourd’hui. Si vous êtes en colère contre cette politisation malhonnête d’une cause humanitaire, c’est le moment de vous mobiliser. » 227 des 254 comtés ont voté Trump Le lendemain matin, la mobilisation s’est déplacée devant le capitole d’Austin, où le gouverneur républicain, Greg Abbott, prononce son discours annuel sur « l’état de l’Etat ». Cette fois, il s’agit d’afficher sa solidarité avec les musulmans américains menacés d’ostracisme. Les slogans et les T-shirts proclament : « Je me tiens au côté de mes voisins musulmans. » Ils sont quelques centaines à former une chaîne, tandis qu’à l’intérieur de l’austère bâtisse, le gouverneur Abbott égrène des priorités qu’on dirait sorties du programme de Donald Trump. Renforcement de la frontière avec le Mexique, sanctions contre les « villes sanctuaires » qui refusent de contrôler les sans-papiers, baisses d’impôts pour les entreprises et les propriétaires immobiliers, « défense de la vie » contre droit à l’avortement… [scald=2597776:sdl_editor_representation] En fait, cet homme énergique de 57 ans, cloué sur un fauteuil roulant depuis que la chute d’un arbre frappé par la foudre l’a paralysé en 1984, précède le nouveau président plus qu’il ne le suit. L’an dernier, il a attaqué l’État fédéral pour tenter – en vain – de soustraire son Etat au programme d’accueil des réfugiés syriens décidé par Barack Obama. « Leur ouvrir nos portes de façon aussi irresponsable expose nos concitoyens à un péril inacceptable », affirme-t-il. Aaron Rippenkroeger dénonce une posture politique : « Le Texas a accueilli 21 000 réfugiés en vingt ans et pas un n’a commis le moindre acte terroriste. » Proches du Tea Party, Greg Abbott et son équipe représentent l’autre Texas, celui qui a élu Trump à plus de 52 % et a remis tous les leviers du pouvoir entre les mains des républicains. Forts de leur double majorité à la Chambre et au Sénat de l’État, ils sont en guerre constante contre les agglomérations ayant voté démocrate – Austin à 66 %, Dallas à 61 %, Houston et San Antonio à 54 %. Austin, en particulier, capitale bobo des artistes et du high-tech, est en décalage flagrant avec le Texas « profond », dont 227 des 254 comtés ont voté Trump. Ici, 50 000 personnes ont participé à la « Marche des femmes » dirigée contre le président au lendemain de son investiture. « Les pouvoirs qui siègent dans cette ville nous détestent », dit Jen, venue manifester devant le capitole. « Nous sommes différents du reste de l’Etat, convient le maire d’Austin, Steve Adler. Mais j’aimerais que nos dirigeants et nos élus reconnaissent que notre singularité est bénéfique au Texas. » Les profondes divisions du deuxième plus grand État de l’Union reflètent en concentré celle du pays tout entier. Le Texas montre que le fossé actuel ne sépare pas seulement l’establishment washingtonien du peuple. Le peuple lui-même est divisé, villes contre campagnes, Blancs d’un côté, minorités de l’autre. Deux Amériques qui ne se comprennent pas, s’ignorent ou se dénigrent. [scald=2597779:sdl_editor_representation] À deux heures de route d’Austin, au pays des ranchers et des puits de pétrole creusés à l’unité dans les propriétés privées, Jewett campe comme un fier exemple du « vrai Texas ». La bourgade d’à peine 1 ;200 habitants ne respire pas la prospérité. Pourtant, jusqu’à ces dernières années, Jewett faisait office de poumon économique pour les 17 000 résidents du comté de Leon. L’aciérie du groupe Nucor produisait un million de tonnes de tubes de forage, tournant 24 heures sur 24. La centrale électrique au charbon faisait vivre la mine de lignite, dont elle était l’unique client. Près de 1.000 emplois industriels s’ajoutaient aux activités d’élevage et de commerce de bétail. En 2014, le comté affichait le plein-emploi, une fierté pour le maire, John Sitton, 78 ans. Il a suffi de deux ans pour voir le taux de chômage passer de 4,4 % à 7 %, bien au-dessus de la moyenne de l’État. Le maire évoque la baisse du prix du pétrole, qui a ralenti par contrecoup l’activité de l’aciérie, et la décision de NRG Energy d’acheter ailleurs un charbon moins cher et moins polluant, causant la fermeture de la mine fin 2016. Aujourd’hui, il ne reste que 50 des 300 employés pour combler le trou béant creusé pendant 30 ans à ciel ouvert. « Toutes ces réglementations qu’a imposées Obama à Washington ne nous ont pas fait du bien », commente le maire. Personne n’est choqué par la fermeture des frontières Dans ce « pays de la Bible et du fusil » naguère moqué par l’ancien président, on a voté à 86 % pour Donald Trump. « La classe moyenne n’en peut plus du gouvernement fédéral », explique Elaine Williams, aimable gardienne du musée du comté, qui abrite une collection de vieilles photos et un bric-à-brac d’antiquités. « Par ici, on peut dire que 100 % des chrétiens et des Blancs ont soutenu Trump », sourit-elle, expliquant le plébiscite de neuf habitants sur dix. « Il est assurément mieux que l’alternative », renchérit Jim Salley, patron du Rodeo Western Wear, dont le magasin offre le plus grand choix de tenues de cow-boy à 100 km à la ronde. Vu de ces prairies vallonnées à l’écart de l’autoroute 45, à mi-chemin entre Houston et Dallas, le spectacle offert par le nouveau président suscite une tranquille jubilation. « Il a notre bénédiction », dit Elaine. Pour les gens d’ici, les « provocations » dénoncées par les protestataires d’Austin ne sont que des mesures de bon sens. Personne n’est choqué par la fermeture des frontières aux réfugiés et aux ressortissants de sept pays musulmans – dont on n’a jamais vu la couleur. « On voit les choses différemment, dit Elaine Williams. C’est quand même une bonne idée de mieux contrôler qui vient chez nous, non ? On ne peut pas laisser entrer tout le monde ! Et si Trump expulse seulement les criminels, personne n’a de raison de s’inquiéter », ajoute-t-elle à propos de la traque des sans-papiers. « On doit faire appliquer la loi, ou alors elle ne vaut rien. » 51 % des républicains texans contre l’accord de libre-échange Le décalage économique creuse le fossé d’incompréhension. « Les fermiers et les ouvriers ont du mal à prendre soin de leur famille, souligne Jim, accent texan à couper au couteau. On travaille dur mais on se fait traiter de noms d’oiseaux, y en a marre. Les manifestants créent plus de désordre que les décisions prises par Donald Trump. » Pour les milieux d’affaires, le constat est tout autre : « Aucun autre Etat n’a autant bénéficié de l’accord de libre-échange nord-américain (Alena), note Luke Sheffield à la chambre de commerce d’Austin. Depuis son entrée en vigueur en 1994, le PIB du Texas a quadruplé, à 1 600 milliards de dollars, nous plaçant devant le Canada et la Russie ! » Plus d’un million d’emplois dans l’État sont liés au commerce avec le Mexique. La frontière, qui voit passer 12.000 camions et 550 trains chaque jour, représente un volume d’affaires de 280 milliards de dollars par an. Pourtant, selon un récent sondage de l’Université du Texas, 51 % des républicains texans pensent que l’Alena a fait « plus de mal que de bien ». Et à Jewett, aucun doute, on est républicain. Jim Salley raconte comment il a construit son magasin de ses propres mains il y a 46 ans. « Aujourd’hui, avec toute la paperasse et les autorisations nécessaires, ce ne serait plus possible, dit-il. Si les emplois s’en vont, ce n’est pas à cause de la main-d’œuvre moins chère, mais du poids de l’État. Trump va baisser les impôts et nous débarrasser de tout un tas de réglementations, c’est ce qu’il faut. » Greg Casar, conseiller démocrate d’Austin, affirme : « La résistance à Trump et à tout ce qu’il représente doit avoir son quartier général au Texas. Nous sommes le plus grand Etat du pays à être sous la coupe d’un régime aligné sur le sien, nous avons plus de réfugiés et de sans-papiers que pratiquement partout ailleurs… On ne peut pas “laisser une chance” à ce président. Il ne peut y avoir de compromis avec la haine et la peur. » À Jewett, au contraire, on veut juger sur pièces. « Trump fait ce qu’il avait dit, il faut lui laisser le temps d’agir, plaide Jim Salley. Mais il a intérêt à bétonner ses décisions, car l’autre camp va tout faire pour saboter sa présidence. » Là-dessus au moins, tout le monde est d’accord. [scald=2597779:sdl_editor_representation]

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