Une Russie artistique entre avant-garde et réalisme soviétique

Lénine lui-même n’y croyait pas. Pourtant, dès février 1917, la Russie bascule avec le soutien d’une infime partie de la population. « Lénine et ses troupes ont un problème, explique Natalia Murray, commissaire de l’exposition Revolution. Russian Art 1917-1932 à la Royal Academy de Londres. Ils sont minoritaires et doivent convaincre une immense population, majoritairement illettrée, de les soutenir. On va donc utiliser l’image : bannières, sculptures, peintures, slogans illustrés, films… » On redécouvre tout cela en ouverture de l’exposition londonienne avec, dans la foulée, l’image de Lénine abondamment diffusée. « Après sa mort, on en a fait une sorte de nouveau dieu dans un pays qui avait rejeté Dieu, explique Natalia Murray. D’où l’apparition de nombreux tableaux, sculptures mais aussi de la vaisselle, des mugs avec son image imprimée. On a même un tableau avec Lenine entouré de ses disciples comme le Christ. La construction du mausolée abritant son corps se fait dans cet état d’esprit. Il s’agit de le préserver jusqu’à sa résurrection qui sera due, non pas à Dieu, mais au génie des scientifiques soviétiques. » « Après la mort, on a fait de Lénine une sorte de nouveau dieu dans un pays qui avait rejeté Dieu » Toutes les œuvres glorifiant Lénine et rassemblées ici datent d’après sa mort, hormis un portrait réalisé par Isaak Brodsky en 1919. Mais au même moment où l’on sanctifie Lénine, Staline s’impose déjà dans l’iconographie locale. Avec lui, pas de déification mais l’image d’un homme décidé qui, dès 1932, mettra un terme à l’aventure artistique du premier quart du XXe siècle en imposant ce que l’on nommera le réalisme soviétique. En deux salles, l’exposition résume la période avant de nous y plonger vraiment. Et de nous surprendre. « Habituellement, explique John Milner, co-commissaire de l’expo, on montre l’art russe de cette période du côté de l’avant-garde ou du côté du réalisme soviétique. Comme s’il s’agissait de deux mondes étanches. Nous avons voulu montrer que les choses étaient nettement plus complexes en prenant comme point de départ l’exposition de 1932 présentée au Musée d’Etat de Leningrad et organisée par le critique d’art Nikolai Punin. Il y présentait, sur 33 salles, un très large panorama de l’art russe des quinze années écoulées. » Les visages de Malevitch Chaque salle aborde ainsi une thématique différente. En 1917, on rêve d’une nouvelle dynamique artistique. « Maintenant que nous avons une nouvelle Russie, nous ne pouvons pas nous contenter d’un art ancien » aurait déclaré Lénine. Durant quatre années, l’avant-garde va triompher avec Kandinsky, Pavel Filonov et ses étonnantes « Formules », Lyubov Popova qu’on ne redécouvrira que dans les années 70… Et bien sûr Malevitch avec ses formes géométriques abstraites, ses jeux de couleurs, son suprématisme… Le parcours londonien reconstitue à l’identique la salle qui lui était consacrée lors de l’exposition de 1932. Mais elle montre aussi comment l’artiste passe de l’abstraction à une figuration contrainte. L’explosion avant-gardiste n’est déjà plus qu’un souvenir et chacun doit célébrer les grands thèmes de la révolution. Malevitch va donc créer des paysans. Mais sans visage. « De sa part, c’était sans doute un commentaire sur la collectivisation dans laquelle les paysans avaient tout perdu, jusqu’à leur identité, explique John Milner. Il souligne l’effacement de l’individu. » Les paysans sont très présents dans l’art de l’époque. « Ils sont beaucoup plus difficiles à convertir au communisme, rappelle Natalia Murray. C’est d’ailleurs pour cela qu’on inventera le symbole du marteau (ouvrier) et de la faucille (paysan). Durant cette période de 15 ans, les relations sont très difficiles entre la ville et la campagne. » Les visages hostiles des paysans de Grigoriev en témoignent. Tandis que Grigory Ryazhsky, ancien élève de Malevitch, se lance dans la glorification des fermes collectives, à l’opposé de ce que montre son ancien maître. A la même époque, certains continuent à célébrer la Russie éternelle avec ses popes, ses traîneaux dans la neige, ses forêts de bouleaux… Tout semble donc possible même si les images de sportifs musclés, d’ouvriers triomphants et de révolutionnaires tournés vers l’avenir prennent de plus en plus le dessus. En 1932, Staline balaye tout ce qui ne correspond pas à sa vision de la glorification du paradis soviétique. Dans la dernière salle, entourée par des films célébrant la grande union nationale et révolutionnaire, un cube sombre abrite la projection de centaines de portraits des victimes des grandes purges avec, pour chacun la date de son arrestation et de son exécution. L’utopie a vécu. Jusqu’au 17 avril à la Royal Academy de Londres, www.royalacademy.org.uk

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