Paul Scheffer: «Qualifier Geert Wilders d’extrême droite, c’est ne rien comprendre»

Une conviction. Et non une émotion. Pour le sociologue et essayiste néerlandais Paul Scheffer, les électeurs du parti de Geert Wilders ne sont en rien irrationnels. « Quand on se borne à taxer d’irrationalité les électeurs populistes, on ignore les intérêts profonds qui les habitent. », dit-il. Ne pas les prendre au sérieux, c’est courir le risque que des solutions antidémocratiques soient un jour prises pour résoudre les problèmes qu’ils dénoncent. [scald=2657867:sdl_editor_representation] Le leader populiste Geert Wilders et son Partij voor Vrijheid (PVV) sont décidément incontournables depuis une douzaine d’années ? Cela fait partie d’un phénomène européen. On ne peut isoler ce qui se passe aux Pays-Bas de ce qui se passe en France ou en Allemagne. Avant Wilders, c’était Pim Fortuyn (le leader de la Lijst Pim Fortuyn, assassiné en 2002, NDLR). Il y a un réservoir d’environ 25 sièges (sur 150) aux Pays-Bas pour un parti populiste, un réservoir alimenté par des électeurs « loyaux » comme on disait autrefois pour les sociaux-démocrates et les chrétiens. « Loyaux » car ils font montre d’une conviction assez forte. Quelle conviction ? Le vote populiste n’est pas la résultante d’un simple état mental. Il procède d’une conviction qui exprime un intérêt social. Celui qui la possède entend voir protégée une certaine culture de la solidarité sociale. Avant, ce rôle était celui des partis de gauche. Maintenant, c’est le populisme qui incarne cette protection. Sociale, mais aussi culturelle lorsqu’il affirme que notre identité est menacée par l’immigration, essentiellement musulmane. Il y a donc une certaine rationalité dans tout cela. Quand on se borne à taxer d’irrationalité les électeurs populistes, on ignore les intérêts profonds qui les habitent. Il faut tenir compte du conflit qui existe entre les modes de vie des Néerlandais de souche et communautés issues de l’immigration, mues par des valeurs conservatrices. Celles-ci ne sont pas devenues libérales en traversant nos frontières. Le succès de Wilders n’est donc pas qu’affaire d’émotion ? Il ne suffit pas de dire que ses électeurs n’écoutent que leurs tripes… Il y a une forte arrogance, une solide dose de condescendance et de paternalisme à dire que le vote populiste est émotionnel. Il faut comprendre qu’il y a là un phénomène durable qui ne va pas disparaître. Quand Wilders se retirera de la vie politique, un autre le remplacera. Une part de l’électorat est sensible au populisme et le restera. En politique, on ne peut en permanence évoquer l’irrationalité. Si le diagnostic est mauvais, le bon remède ne peut être trouvé. Cela veut-il dire que le populisme va demain régir nos lois et nos vies ? Je ne crois pas qu’en France, en Belgique ou aux Pays-Bas, le populisme va gagner une majorité des électeurs. Peut-être un électeur sur trois, mais pas la majorité. Il n’empêche que la Hollande changera si le PVV de Wilders devient le premier parti du pays. Comme la France changera si le Front national de Marine Le Pen emporte 40 % des suffrages. Idem pour l’Allemagne si Alternative für Deutschland gagne 15 ou 20 % des voix. Et cela, même si les uns et les autres ne gouvernent pas. Impossible donc de les ignorer… Les minorités électorales en démocratie doivent être prises au sérieux. Pourquoi n’en irait-il pas ainsi des populistes ? Les progressistes se contredisent quand ils disent vouloir entendre les minorités, mais seulement si elles leur apparaissent fréquentables. Dans une démocratie, il faut prendre les convictions des populistes au sérieux et les intérêts qu’elles recèlent. Vit-on aux Pays-Bas la répétition de ce que l’on pourrait vivre en France au terme de la campagne présidentielle ? A savoir que si Marine Le Pen n’est pas présidente, elle pourra en tout cas s’enorgueillir d’être à la tête du premier parti ouvrier de l’Hexagone… Absolument. On assiste à un nouveau clivage dans la vie politique entre protectionnisme et internationalisme (ou cosmopolitisme). Quand on qualifie le PVV de Wilders de parti d’extrême droite, on ne comprend rien. Car son programme social est plutôt à gauche. Les populistes sont contre le report de l’âge de la retraite, contre la réforme de la sécurité sociale. Sur le plan économique, ils sont protectionnistes. C’est le cœur du populisme, même s’il faut parler aussi de xénophobie, etc. Il y a là quelque chose de durable, qui implique d’apporter des réponses. Les partis traditionnels néerlandais ont-ils fini par prendre en considération les aspirations des électeurs de Geert Wilders ? Cela a été difficile. Car ils ont dû gérer une période de crise économique qui a beaucoup touché ceux qui avaient une position déjà vulnérable sur le marché du travail. Il est compliqué de donner de la sécurité dans un tel contexte. Les travaillistes et les libéraux – qui constituent le gouvernement sortant – ont toutefois fini par reconnaître que la migration posait des problèmes dans les grandes villes. C’est un changement vraiment profond. Il reste qu’il n’y a toujours pas de vision à long terme en ce qui concerne ce phénomène. Ce manque de clairvoyance peut-il expliquer le net recul des travaillistes du PvdA ? Je ne crois pas que les travaillistes vont reconquérir leurs anciennes positions. Comme les chrétiens et les libéraux, ils sont écartelés. Plus largement, on assiste à une fragmentation de la vie politique néerlandaise. Elle engendre de l’instabilité, une difficulté supplémentaire à gouverner. Il y a 30 ans, ces trois partis recueillaient 90 % des voix. Aujourd’hui, moins de 50 %. Il n’y a pas que les populistes qui ont occupé ce vide. Il faut aussi parler des Verts, des autres formations politiques. Chez nous, on peut désormais devenir le plus grand parti du pays avec seulement 17 ou 20 % des voix. Il est devenu très difficile de former un gouvernement. Dans quelle mesure cette fragmentation est-elle problématique ? C’est un phénomène qu’il faut prendre très au sérieux. Ce n’est pas le populisme qu’il faut craindre, mais la fragmentation et l’incapacité du politique à donner une direction. Cette absence d’orientation se traduit en ce moment même par le manque de visibilité de la campagne électorale. Les Pays-Bas ont perdu beaucoup de leurs certitudes. Sur le plan international, notamment. Dans les années 60, ils voulaient plus d’intégration européenne à condition que les Britanniques soient de la partie. Le paradoxe, c’est que les Néerlandais ne voulaient pas d’une Europe continentale et qu’elle est devenue continentale avec le Brexit. Sur le plan national, la vie politique cherche de nouvelles formes. Autrefois, les électeurs suivaient leurs leaders. Ils étaient disciplinés. Désormais, on assiste à une forme de désobéissance sociale. A la veille de ces législatives, 75 % des électeurs ne savent toujours pas pour qui ils vont voter. Y a-t-il un risque important d’abstention ? Non, car les gens sont engagés. Mais le contexte est diffus. Il n’y a pas de personnalité qui s’impose vraiment. Huit partis pourraient se retrouver avec un score électoral plus ou moins proche. Le nombre des électeurs qui voteront pour les travaillistes est en forte diminution si l’on en croit les sondages qui leur donnent 12 sièges (contre 38 actuellement). Le problème ne réside-t-il pas aussi dans le fait qu’ils n’ont pas été capables de se remettre en question par rapport à leur héritage historique ? Oui. Mais leur problème vient aussi du fait qu’ils n’arrivent pas à bâtir des ponts entre les différentes tendances. Il y a toujours eu des tensions entre protectionnisme et internationalisme. C’était l’intelligence des grands partis de pouvoir rassembler. Aujourd’hui, c’est devenu beaucoup plus difficile car la globalisation met beaucoup plus de pression sur notre société. Les clivages sont beaucoup plus profonds que par le passé. Avec pour conséquence que les partis traditionnels perdent du terrain. C’est vrai en Hollande, mais aussi un peu partout. La gestion de ce recul est bien sûr aussi une affaire de personnalité… Le Premier ministre Mark Rutte a réussi l’exploit d’amener son deuxième gouvernement jusqu’à la ligne d’arrivée… On peut critiquer Mark Rutte pour beaucoup de choses, mais il faut reconnaître qu’il s’est montré très habile à la manœuvre dans un paysage politique très fragmenté. Il n’a pas dû s’incliner face à la nécessité d’élections anticipées. C’est un exploit car la position du Premier ministre aux Pays-Bas est loin d’être aussi confortable qu’il y a vingt ans. Si Geert Wilders gagne l’élection, peut-il conduire le prochain gouvernement ? Personne ne voudra gouverner avec Wilders. « De boze witte man », cet homme blanc fâché qui vote pour le PVV de Wilders est donc condamné à rester frustré ? De « boze witte man » : cette expression est insupportable car elle ne prend pas les électeurs de Wilders au sérieux. Cela aboutit à une ethnicisation de l’électorat. C’est comparable à ce qui se passe aux Etats-Unis où les démocrates s’attribuent le vote latino ou le vote noir. Il ne faut donc pas être surpris qu’un jour des républicains s’affichent comme le parti d’une autre ethnie. Une telle approche aboutit à dresser la population entre catégories démographiques : les hommes, les femmes, etc. C’est réducteur, car la vie sociale est autrement plus compliquée. Enlevons-nous aussi de l’esprit que seuls les pauvres votent pour les populistes. En France, on voit que des enseignants, des membres du personnel de la santé ou encore des policiers votent pour Marine Le Pen. Geert Wilders n’est pas que le chantre de la lutte contre l’islam. Il défend également un certain nombre de valeurs qui lui permettent d’élargir son public. Ça complique un peu plus les choses, non ? Wilders défend en effet les valeurs modernes, celles des années 60. L’égalité entre l’homme et la femme, la cause gay, etc. Cela complique la vie des autres partis qui défendent eux aussi ces valeurs d’ouverture. Les travaillistes ont de surcroît eu le tort de céder à la tentation de l’ethnicisation de l’électorat en donnant une place à des candidats turcs sur leurs listes pour attirer l’électorat d’origine turque. Des candidats qui se sont parfois révélés très conservateurs. Deux d’entre eux ont d’ailleurs créé leur propre parti, lequel défend la politique d’Erdogan. Les électeurs traditionnels du PvdA se sont sentis trahis. Ce parti a eu tort de ne pas s’intéresser aux convictions de ceux qu’il mettait ainsi sur ses listes. Il n’a été motivé que par leur capacité d’attraction électorale. Daesh, les attentats, les arrivées massives de migrants en 2015… Tout cela a-t-il contribué à radicaliser le PVV de Wilders au cours des dernières années ? Non, le PVV avait le même programme il y a douze ans. Pour lui, l’islam n’est pas une religion mais une idéologie politique radicale qui ne peut se réclamer de nos libertés constitutionnelles. Cela reste le « kern » (le noyau) du programme du PVV. Mais si le parti de Wilders ne s’est pas davantage radicalisé, il s’est en revanche isolé. Pour le reste, il n’a pas changé de ligne. Au plan national, mais aussi européen. Il a beau jeu de dire que l’Europe a créé plus d’instabilité que de stabilité. Schengen a vu l’abandon des frontières intérieures sans se préoccuper de créer les conditions d’une frontière extérieure stable. L’euro a été lancé sans gouvernance économique. On comprend que dans un tel contexte des partis comme le PVV présentent un attrait. Même absent du prochain gouvernement, y a-t-il un risque que Wilders exerce une pression telle sur les partis traditionnels qu’elle finisse par les conduire à changer de cap européen ? Ce n’est pas un risque, mais une nécessité démocratique. Il serait étrange qu’un parti qui représente 15 ou 20 % des électeurs n’ait pas d’influence. Le PVV influence déjà les autres partis. C’est normal dans une démocratie. Donc, il faut tenir compte de ce poids et réinventer le projet européen, donner une réponse susceptible de dissiper le malaise ambiant. Le fait qu’il n’y ait pas de frontière européenne suffisamment stable, qu’il n’y ait pas de sécurité en Europe, n’est pas une fatalité. C’est une réalité. Le populisme est le symptôme que quelque chose ne va pas Ne pas prendre en considération ce symptôme peut-il conduire les Pays-Bas au « Nexit », à leur sortie de l’Union européenne ? Il y aura un Nexit dans 5 ou 10 ans si l’Europe ne trouve pas un nouveau consensus. La crise de l’Asile tient lieu de symbole à ce titre : ceux qui prêchent pour l’ouverture des frontières s’affrontent à ceux qui réclament leur fermeture. Je suis convaincu qu’une grande partie de notre société comprend que ce ne sont pas là des réponses satisfaisantes dans un contexte international fait de guerres, de crises, de flux migratoires. Elle n’est pas sourde au malheur des demandeurs d’asile, mais elle veut que leur accueil soit contrôlé. Donc, il faut parler du rôle des frontières dans notre société. Si la réponse ne vient pas des libéraux, elle viendra des « illibéraux ». Aux partis traditionnels de réinventer l’Europe, mais sans rester rivés à l’ouverture complète des frontières car c’est le meilleur moyen de mobiliser une majorité pour le Nexit. Ce ne sera ni une Europe fédérale, ni un retour aux Etats nations. Mais il importe de donner une finalité à la construction européenne comme le disait déjà Jacques Delors il y a vingt ans. Plus d’un leader politique s’est cassé les dents sur ce projet… L’incapacité à renouveler le projet européen doit beaucoup à l’incapacité des partis traditionnels de créer un nouveau projet de société dans leur pays. Herman Van Rompuy a raison quand il dit que la crise de la démocratie européenne est liée à la crise de la démocratie dans les Etats membres. Le paradigme libéral est à bout de souffle. L’Europe doit donner à ses habitants une forme de protection pour empêcher que le protectionnisme devienne la norme majoritaire comme il l’est devenu aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Une chose est sûre : le populisme ne veut pas détruire nos institutions nationales, mais il veut détruire l’Union européenne. Plus il devient puissant, plus ce risque de destruction augmente. Il faut apporter en conséquence une réponse aux problèmes de la globalisation. Considérer que la globalisation est sans alternative, c’est la fin de la démocratie. Il y a une vraie aspiration à une alternative démocratique derrière le populisme qu’il faut savoir saisir pour engendrer une réponse libérale. Deux mots sur la N-VA parfois qualifiée de populiste par les observateurs… J’ai souvent entendu mes interlocuteurs belges dire que le cordon sanitaire était un grand succès. Je constate que le plus grand parti de Flandre et de Belgique est désormais un parti nationaliste – d’un nationalisme modéré certes, mais tout de même… Je ne sais pas si le cordon sanitaire est une réussite, mais j’observe que la N-VA ne propose pas comme parti gouvernemental d’idées durables pour la Belgique. Si elle n’aime pas ce pays, elle participe pourtant à son gouvernement.

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