Avec Trisha Brown, la grâce absolue naissait du travail

Un sourire à la fois timide et charmeur, une grâce évidente dans le plus banal de ses déplacements, une inventivité constante dans chacune de ses créations, une poésie dansée née de l’abstraction, un émerveillement constant dans les yeux des spectateurs : tout cela et bien plus encore, c’était Trisha Brown, chorégraphe américaine décédée samedi au Texas à l’âge de 80 ans. Née à Aberdeen, dans l’État de Washington en 1936, elle se destine très tôt à la danse et sort diplômée de la faculté de danse du Mills College en 1958. En 1961, elle arrive à New York. Élève de Anna Halprin, elle côtoie notamment Simone Forti, Yvonne Rainer et des musiciens comme La Monte Young ou Terry Riley. Plusieurs d’entre eux fréquentent aussi les studios de Merce Cunningham où Robert Dunn, étudiant de John Cage, dirige un atelier de recherche en composition duquel les notions de jugement qualitatif sont bannies. Trisha Brown, Steve Paxton, Yvonne Rainer, Judith Dunn, Simone Forti et quelques autres forment un groupe informel issu de cet atelier. Ensemble, ils présentent une première performance en juillet 1962 à la Judson Church qui deviendra bientôt le centre de toute une activité artistique. Le groupe, naturellement baptisé Judson Dance Theater, accueille aussi par la suite des gens comme Lucinda Childs, Meredith Monk, Robert Rauschenberg… La liberté et la recherche En 1970, Trisha Brown fonde sa propre compagnie et se lance dans l’exploration de toutes les voies possibles de la danse contemporaine. Une danse abstraite, marqué par l’improvisation et les expérimentations. Elle danse notamment dans l’espace public, au sommet de buildings ou sur les façades d’immeubles. Elle collabore régulièrement avec des plasticiens comme Robert Rauschenberg, se lance elle-même dans le dessin, fait entrer la danse vivante dans les musées… Au total, elle créera une centaine de chorégraphies passant de la rue et des lieux insolites aux grandes salles de spectacle. Des pièces comme Glacial Decoy, Opal Loop, Foray Forêt, Set and Reset, If You Couldn’t See Me se voient et se revoient depuis des années avec le même bonheur. Au début des années 90, Frédéric Flamand l’invite à la première biennale Charleroi-Danses, la faisant découvrir à tout un public qui n’avait jamais eu l’occasion de la voir. Également habituée du Singel à Anvers, c’est à Bruxelles qu’elle va franchir un nouveau pas dans sa carrière. En 1995, elle crée M.O. sur la musique de Bach. Pour la première fois, elle quitte la musique contemporaine. Bientôt, elle passe à la mise en scène d’opéra. Dans le cadre du Kunstenfestivaldesarts, Bernard Foccroulle l’accueille à la Monnaie. C’est là qu’elle crée un Orfeo de Monteverdi d’une beauté époustouflante. Un moment de grâce absolue qui sera suivi de plusieurs autres créations d’opéra toujours magiques. De New York à Bruxelles Souvent présente en Belgique (Anne Teresa De Keersmaeker avait inscrit sa technique comme l’une des bases du programme de P.A.R.T.S, l’école qu’elle dirige à Bruxelles), la chorégraphe américaine avait animé un atelier avec des non-danseurs au CIFAS. au début des années 90. Une manière de renouer avec ses débuts : « A la Judson Church, on choisissait des non-danseurs, nous expliquait-elle entre deux séances de travail. En donnant ces cours, je retourne un peu à mes sources. J’apprends toujours quand je donne cours parce que je dois expliquer des choses. Habituellement, mes danseurs ne me demandent jamais d’explications. Hier par exemple, nous avons eu une discussion passionnée parce que peu de participants avaient franchi le pas que je leur demandais et ils se demandaient pourquoi ils devaient le faire. J’ai donc dû argumenter. Ça me stimule. Ça me permet de réaffirmer ma personnalité. » Une personnalité forte, reconnue dans le monde entier. Pourtant, dès qu’elle parlait de son travail, Trisha Brown s’avérait aussi passionnée que timide. D’une humilité à toute épreuve, s’inquiétant de l’intérêt de son discours, de sa capacité à s’exprimer clairement. « Je crois que je doute tous les jours, nous confiait-elle. Je suis humaine tout simplement. Mais en même temps, je crois absolument à ce que je fais. » Et si on parlait souvent, à son propos, d’une danse légère, aérienne, elle tenait à mettre les points sur les « i ». « Les gens ne voient pas tout le travail que nous effectuons en studio avec les danseurs. Ils viennent au spectacle et découvrent un univers léger et harmonieux. Ils pensent que c’est magique. Mais il n’y a pas de magie, c’est surtout un énorme travail. » Un énorme travail pour inventer, surprendre… et rêver comme elle nous l’expliquait lors d’un passage à Bruxelles : « Une des choses que je n’aime pas du tout dans un certain type de danse, ce sont les effets annoncés. Je voudrais que les gens ne sachent jamais ce qui va suivre. Quand on prépare un saut, il faut plier les genoux, cela se voit et on sait que le danseur va sauter. Moi j’aimerais qu’il se retrouve directement dans les airs, d’un simple claquement de doigt. »

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