Dans les coulisses de la signature du Traité de Rome
A l’occasion des 50 ans de la signature du Traité de Rome, Le Soir avait reconstitué les coulisses de l’événement avec une série d’interlocuteurs de l’époque.


Sale jour pour l’Europe. Sale jour pour la paix. L’Assemblée nationale française vient de rejeter le traité sur la Communauté européenne de défense (CED). Les communistes et les gaullistes, épaulés par des socialistes et des radicaux, ont refusé de le ratifier. 319 voix contre 264. Le résultat du vote est sans appel. Il torpille littéralement le traité de Paris signé en 1952, deux ans plus tôt, par les Six : la France, l’Italie, l’Allemagne et les trois pays du Benelux. Le sénateur et ancien ministre français des Affaires étrangères Jean François-Poncet, que l’on a rencontré au Palais du Luxembourg à Paris, se souvient aujourd’hui d’un « échec très grave, bien plus grave que la crise actuelle », catalysée par la Constitution européenne.
Nous sommes le 30 août 1954. Cette journée est maudite pour ceux qui s’échinent depuis la fin du second conflit mondial à réunir les ennemis d’hier. La guerre, personne n’en veut plus pourtant. Les Six ont donc imaginé une armée commune pour assurer leur sécurité en ces temps de guerre froide. Elle ne verra pas le jour. L’Allemand ne portera pas les armes aux côtés du Français, le Belge aux côtés de l’Italien. Un coup de frein vient d’être donné à l’intégration européenne.
Pourquoi cet échec ? La Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), qui réunit déjà les Six, fonctionne pourtant bien. L’idée lancée en 1950 par Robert Schuman et réalisée par Jean Monnet a fait ses preuves. Mais cela ne suffit pas à apaiser les passions. Le Français Robert Marjolin, qui a participé au projet de la CECA, a décrit dans ses mémoires l’atmosphère de l’été 1954 : « Je me souviens de dîners en ville où la conversation s’étant par malheur égarée sur la CED, l’harmonie était soudain rompue, et où les convives, après une discussion violente, se séparaient sans même se dire au revoir. »
Un demi-siècle plus tard, la faillite de la CED reste un traumatisme. Dans les faits, l’Union européenne n’a toujours pas de véritable armée. Les Six ont raté en cet été 1954 une occasion unique de pousser plus avant dans l’union politique. Mais leur échec a aussi été à la base d’un fabuleux sursaut. Une poignée d’hommes va cravacher pour réparer ce qui a été cassé. La voie militaire abandonnée, l’économie et l’énergie seront au centre des négociations. Celles-ci aboutiront à la signature des traités de Rome, le 25 mars 1957. Ils entreront en vigueur le 1er janvier 1958. En voici l’histoire et les témoignages.Les danseuses ont-elles un pouvoir particulier sur des hommes politiques d’âge mûr ? Pirouettes et entrechats dérident-ils intérêts et orgueils nationaux ? La petite histoire en est persuadée qui a gardé un souvenir ému d’une représentation des ballets de Rome sur la scène du théâtre grec de Taormina. L’Europe devrait à ces étoiles une fière chandelle.
Taormina est située à une cinquantaine de kilomètres au nord de Messine. En face, c’est la Méditerranée et la pointe de la Botte. L’endroit a été choisi par le ministre italien des Affaires étrangères Gaetano Martino, en campagne électorale dans la région. Moins d’un an après l’échec de la Communauté européenne de Défense (CED), les discussions vont reprendre entre les Six. Le 1er juin 1955.
A cet instant déjà, l’initiative a changé de mains. Ce n’est plus la France qui joue les locomotives. Les malheurs de la CED ont plombé son crédit. Jean Monnet, le patron de la CECA, quitte son poste pour se consacrer uniquement à la relance. Il se rapproche de Paul-Henri Spaak revenu au gouvernement belge. Reprendre le flambeau : un rôle attitré pour Spaak, un Européen convaincu doté d’une incroyable force de conviction.
L’idée de Monnet est d’accélérer le processus d’intégration via l’énergie atomique. Les Six seront plus soudés s’ils travaillent ensemble sur l’atome.
Jan Willem Beyen, le nouveau ministre néerlandais des Affaires étrangères, a un autre point de vue. Le 4 avril 1955, il a écrit à Spaak pour lui proposer de créer un marché commun. Le socialiste belge se montre favorable mais dubitatif : « Je me demande notamment si le gouvernement français peut l’accepter, et alors je serais prêt à me rallier à cette idée. Devons-nous faire l’expérience ? »
« Devons-nous faire l’expérience… ? » Spaak craint un nouveau retour de manivelle, une autre CED. Mais Beyen l’encourage à aller de l’avant. Depuis la guerre, le grand-duché de Luxembourg, la Belgique et les Pays-Bas expérimentent avec succès une union monétaire et douanière : le Benelux. Ils ont donc une longueur d’avance au moment de rédiger un mémorandum où ils exposent des pistes de relance pour les Six.
Les petits pays en tête ? Pourquoi pas ? Il faut bien des remorqueurs pour emmener les grands navires au large.
Bien entendu, les trois du Benelux y trouvent leur compte. Ils sont tournés essentiellement vers l’exportation. Le Néerlandais Max Kohnstamm travaille alors à à la Haute Autorité de la CECA, l’ancêtre de la Commission. Retraité dans un petit village du Condroz, il se rappelle aujourd’hui que les Pays-Bas avaient un intérêt énorme dans un marché plus large.« Le marché commun intéressait La Haye beaucoup plus que l’atome. Mais les Néerlandais n’étaient pas portés sur des engagements fermes, bien qu’au Parlement une majorité de députés était favorable à un marché élargi. Les Pays-Bas sont une île dans la mer. Dire à un Néerlandais qu’il est continental est une insulte. »
Monnet était un planificateur, un inspirateur. Spaak était un acteur, un accoucheur.
Pourtant, ils n’ont d’autre choix que de collaborer avec leurs voisins pour survivre aux mutations de l’époque. L’Allemagne ne va-t-elle pas dans le même sens ? Le professeur Ludwig Erhard, qui sera le principal artisan du « miracle allemand », en a fait la championne du libéralisme économique. La France, au contraire, freine des quatre fers. Son agriculture lui tient particulièrement à coeur. L’économie hexagonale est protectionniste, les pieds dans la glaise du jacobinisme. Des tiraillements sont annoncés. « Spaak et Monnet n’étaient pas toujours sur la même longueur d’ondes », se souvient Etienne Davignon qui a été dans les années 60 le chef de cabinet du ministre belge des Affaires étrangères. « Monnet était un planificateur, un inspirateur. Spaak était un acteur, un accoucheur. Il y aura des agacements entre les deux hommes. »
Mais à Messine, en Sicile, Paul-Henri Spaak ne pense qu’aux objectifs du mémorandum Benelux. Le Luxembourgeois Joseph Bech préside la conférence qui réunit les ministres des Affaires étrangères des Six. L’Allemagne est représentée par Walter Hallstein – qui sera le premier président de la Commission. Le Français Antoine Pinay traîne des pieds. Le climat est tendu.
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