«Désormais, il y a quelqu’un en face de Bachar el-Assad»

Les frappes américaines contre une base de l’armée de Bachar el-Assad, en réaction à l’attaque chimique sur Khan Cheikhoun imputée au régime de Damas constituent-elles un tournant dans le conflit syrien ? Nous avons interrogé Agnès Levallois, spécialiste française du Proche-Orient et maître de conférences à Science Po. [scald=2701120:sdl_editor_representation] Comment interprétez-vous la décision du président Trump de frapper le régime de Bachar el-Assad ? La question est compliquée car on n’a pas eu, de la part de Trump, de véritable discours de politique étrangère ; il est donc difficile de savoir quelles sont ses priorités, ce qu’il veut faire et ne pas faire. Je pense qu’il y a chez lui une dimension très spontanée, très émotive ; les photos des victimes de l’attaque chimique qui ont été diffusées ont été très traumatisantes et ont pu lui donner envie de réagir sans délai, en se disant qu’il n’était pas possible de laisser faire ce genre de choses. Ceci dans un contexte où il a besoin de démontrer qu’il n’est pas aligné sur les Russes – puisque c’est quand même une critique très forte qui lui est faite depuis le début de son mandat – et que, même s’il désire une amélioration des relations avec Poutine, il n’est pas prêt à accepter n’importe quoi. Enfin, ses difficultés intérieures peuvent également éclairer cette attaque, par laquelle il a peut-être voulu montrer qu’il était capable de mettre en place une équipe, avec des gens compétents, capables de prendre des décisions rapidement. Parmi eux, on trouve pas mal de militaires, qui sont sans doute moins « bloqués » que les diplomates traditionnels. On l’avait bien vu, en 2013, avec Obama (quand le régime de Bachar el-Assad fut accusé d’avoir attaqué au gaz sarin une banlieue de Damas tenue par les rebelles, NDLR), que certains de ses conseilleurs étaient tentés d’intervenir militairement alors que d’autres étaient beaucoup plus hésitants et que finalement, rien ne s’était passé – ce qui a pu conduire Bachar el-Assad à se sentir libre d’agir en toute impunité. Je perçois ces frappes comme un coup de semonce : « On vous a dit qu’on trouait ça inacceptable, eh bien, à la différence d’Obama, on le montre ! » [scald=2701114:sdl_editor_representation] Le fait que les États-Unis rompent avec cette position « attentiste » peut-il rebattre les cartes du conflit syrien ? Oui, car Bachar el-Assad est sorti de cette impunité qui était la sienne depuis le début de la guerre. Pour la première fois, il y a quelqu’un qui lui dit : « Il y a des choses qui ne sont pas acceptables ». Et ça, c’est un élément très important. Maintenant, le drame de la guerre en Syrie, c’est qu’il y a tellement de guerres à l’intérieur de la guerre que le fait d’avoir tiré soixante missiles ne règle absolument rien. Alors, est-ce que ça va contraindre enfin les Russes à exercer des vraies pressions sur Bachar el-Assad pour que celui-ci accepte une négociation ? Si c’est ça, si ça permet de vraiment relancer le processus diplomatique, c’est très bien. Parce qu’il est clair que jusque-là, Bachar el-Assad ne voulait absolument rien négocier dès lors que le rapport de forces lui était favorable : les Russes et les Iraniens ne le lâchaient pas et, en face, il n’y avait personne. Désormais, il y a quelqu’un en face, même s’il ne s’agit pas, pour les Américains, d’aller faire la guerre sur le terrain syrien. Ma grande interrogation, c’est : comment les Russes, qui étaient responsables et garants de l’accord sur la destruction des armes chimiques, ont-ils accepté leur utilisation par Bachar el-Assad ? Ça met vraiment en cause la crédibilité de Poutine – même si, ce matin, il ne peut que condamner l’attaque américaine. Cette attaque peut-elle changer fondamentalement les relations entre Washington et Moscou ? Honnêtement, c’est difficile à dire. Je dois avouer que j’avais l’impression jusqu’à hier que la Syrie n’était pas le dossier prioritaire dans la relation entre les Russes et les Américains… Or, cette attaque va contraindre Poutine à une réaction. Soit exercer des pressions sur Bachar el-Assad en lui expliquant que le jeu est en train de changer et qu’il ne peut plus faire exactement ce qu’il veut. Soit se mettre à table avec Trump et réfléchir avec lui à une solution. Soit entrer dans une stratégie plus violente. Avec un élément qu’il ne faut pas sous-estimer, qui est la réaction de l’Iran, dont l’engagement militaire en Syrie est bien supérieur à l’engagement russe. Quelle va être la réaction des Iraniens, en sachant que Trump les considère comme des ennemis mais que, pour les Iraniens, l’utilisation d’armes chimiques est inacceptable – cars eux-mêmes en ont été victimes, en 1983-1984, de la part de Saddam Hussein et que le traumatisme dans la population est encore très fort ? C’est vraiment un dossier à tiroirs…

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