Présidentielle: et maintenant, une psychanalyse collective s’impose

Imaginons, qu’à la façon du Persan des « Lettres persanes » de Montesquieu, un martien furieusement francophile – il y en a – débarque de sa soucoupe volante à Paris pour y vivre et y étudier l’élection présidentielle française. De partout, il entend monter ces interrogations : Marine Le Pen peut-elle l’emporter ? Emmanuel Macron va-t-il la devancer sur le fil ? Jean-Luc Mélenchon risque-t-il de mettre tout le monde d’accord ? Les électeurs vont-ils être confrontés à ce choix, pour beaucoup traumatisant, Marine Le Pen ou Mélenchon ? Ou à celui-là, plus rassurant, Macron face à Le Pen ? [scald=2726249:sdl_editor_representation] Notre martien s’enquerrait alors, pour se faire une idée plus précise des chances de chacun, du nombre de députés dont ces forces politiques, apparemment très dominantes, disposent au Parlement. Et quelle ne serait pas sa stupéfaction de s’entendre répondre qu’elles ne disposent, en fait, d’aucune représentation parlementaire. Que les seuls courants politiques représentés à l’Assemblée Nationale, « Les Républicains » et le Parti Socialiste, regroupant à eux deux 85 % des représentants du peuple, ne séduisent, à en croire les enquêtes d’opinion, que 26 % des électeurs alors que les courants dépourvus de députés en rassembleraient un peu plus de 70 %. Et notre martien halluciné, soudain sceptique, de se faire confirmer que le régime politique sous lequel vit la République française répond bien au qualificatif de « démocratie ». Étrange démocratie Etrange démocratie que celle-là, penserait-il alors, dont le caractère représentatif consisterait non pas à refléter la répartition des diverses sensibilités dans le pays, mais à les inverser. S’il était accro aux statistiques, notre martien politologue (la politologie, c’est bien connu, est une grande spécialité des martiens) pourrait, à l’issue de cette campagne électorale improbable, inouïe, en dérouler beaucoup d’autres, aussi déroutantes, effarantes, interpellantes que celle-là : 26 % des électeurs = 85 % des députés et 73 % des électeurs = 2 % des députés. Plus fort, beaucoup plus fort, que la Douma poutinesque. D’autres chiffres donc : – 56 % des intentions de vote pour les candidats antilibéraux et 44 % pour les deux candidats libéraux (Fillon-Macron). – 47 % pour les candidats anti-européens, 30 % seulement pour les pro-européens les plus affirmés. – 70 % des électeurs entendent se situer hors du schéma bipolaire institutionnel et, parmi eux, 47 % se placent résolument hors système. – Les droites, extrêmes compris, rassemblent 45 % des votants et les gauches, extrêmes également compris, 31 %. Mais la droite conservatrice libérale (20 %) et la gauche social-démocrate sont devenues nettement minoritaires. – 60 % des citoyens sont prêts à voter pour des partis qui recommandent une politique étrangère moins anti-Poutine et moins anti-Bachar el-Assad. – Les trois sensibilités qui rassemblent quelque 70 % des intentions des expressions électorales – droite nationaliste et souverainiste, centre, gauche radicale – ne disposent d’aucun véritable grand relais médiatique. Jamais, donc, ces distorsions de représentativité, cette cassure entre le pays profond et les institutions politiques qui sont censées l’exprimer, n’ont paru aussi radicales qu’à l’issue de cette campagne électorale. Jamais, non plus, les deux camps antagonistes, droite musclée et gauche affirmée, n’avaient exhalé, avec autant de violence, une telle haine à l’endroit de la tentative d’échapper à ce clivage. [scald=2726248:sdl_editor_representation] Hier, pour évoquer la droite, on disait « les modérés ». Le qualificatif, aujourd’hui, paraîtrait totalement déphasé tant l’aile marchante de cette droite s’est radicalisée. Centristo-modérés Dans les années 30, un écrivain, classé à droite, membre de l’Académie française, avait remporté un énorme succès d’édition avec un pamphlet dirigé précisément contre ce qu’il appelait « Les modérés » ! On dirait volontiers aujourd’hui « les centristes ». Sa violence recoupait celle dont faisaient preuve, à l’époque, les communistes staliniens à l’endroit de la même cible : les centristo-modérés. Or, cet intellectuel, nommé Abel Bonnard, devint ensuite une figure de proue du pétainisme, puis du fascisme. Voilà ce qui devrait faire réfléchir : d’un côté, certes, le fait qu’une gauche radicale, néo-castriste, parfois néostalinienne dans ses outrances, soit en position de disputer la finale après disparition de la gauche dite « réformiste ». Mais, de l’autre, la réémergence d’une droite dont les thématiques – je l’ai déjà souligné – en arrivent à recouper celles de la gauche la plus stalinienne d’hier : incandescence du propos, violence des mots, rhétorique de guerre civile, diabolisation de l’adversaire, usage, immodéré justement, de l’anathème et de l’excommunication. À la soviétique Quels sont les thèmes qui, pendant cette campagne électorale, ont peu à peu submergé tous les autres ? La défense contre le multiculturalisme honni d’une culture purement identitaire. Exactement comme en Union Soviétique où on pourfendait le cosmopolitisme. (En arriverait-on, comme à Munich en 1938, à opposer une exposition de l’art authentiquement allemand à celle de l’art dégénéré ?). La réhabilitation de l’Histoire enseignée comme un « roman » voire une « épopée nationale ». Exactement comme en Union Soviétique. La revendication d’un retour à l’uniforme à l’école. Ce qui était le cas en Union Soviétique. L’assimilation, banale du temps de l’Union Soviétique, de ceux qui se posent des questions (comme Christian Estrosi) à des renégats ou à des traîtres. Des dissidents en somme. Le rejet de tout ce qui ne pense pas exactement comme vous dans le camp de l’ennemi. En Union Soviétique, des agents de l’impérialisme et de la réaction ; cette fois, venant de la droite, des agents de la gauche et du socialisme comme François Bayrou, Emmanuel Macron, Alain Juppé ou les chiraquiens. Campagne électorale terrible. Qui exigera, demain, une immense psychanalyse collective.

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