Un accent belge souffle sur Malte

Un prince, un duc, un baron, un prétendant au trône d’Italie même. Beaucoup de grandes familles aussi, nobles, riches, parfois les deux, que l’on retrouve aisément dans les manuels d’histoire pour les premières, dans le top 100 des fortunes belges pour les autres. Et des entrepreneurs, petits ou grands. Des capitaines d’industrie comme des indépendants, des cadres, des banquiers, des fiscalistes, des professionnels du transport aérien, des aficionados du jeu en ligne. La codirectrice d’un site de rencontres. Un magnat de l’immobilier. Une ex-secrétaire fédérale d’Ecolo. Tous ont en commun d’être tombés sous le charme de l’île de Malte. De son soleil et de ses plages pour quelques-uns, de sa souplesse bureaucratique et/ou de son taux d’imposition ultra-compétitif pour les plus pragmatiques. Bref, les motivations des 491 Belges identifiés grâce aux Malta Files et au réseau EIC sont variables. Si, par exemple (Le Soir du 19 mai), nombre de propriétaires de yachts amarrent leur bateau dans la marina de La Valette parce qu’ils y bénéficient d’un contexte fiscal favorable (en matière de leasing et de location, surtout), Philippe de Moerloose – une des grandes fortunes belges, distributeur de véhicules, de matériel roulant et agricole, d’engins industriels notamment – ne se reconnaît pas dans ce portrait. « J’ai acheté mon bateau en 2013 chez Ferreti, c’est eux qui m’ont proposé de l’immatriculer à Malte et ils se sont occupés de la création de la société, explique-t-il. Cette société, Karavia Yachts Limited, n’a donc jamais eu de vocation commerciale, elle n’est liée à aucun compte bancaire, le bateau n’a jamais été loué, il me sert pour les vacances, rien d’autre. Mais s’occuper d’une société maltaise est assez compliqué et coûte de l’argent, j’ai donc racheté le bateau en personne physique et j’ai lancé la procédure de dissolution en 2016. » L’homme d’affaires, comme le confirme le registre des sociétés, n’a plus d’intérêts à Malte. Les ambitions insulaires sont plus grandes pour Patrice et Alexis Bailo de Spoelberch, dont le nom de famille, actionnaire historique du groupe brassicole AB Inbev, apparaissait déjà dans les Swissleaks, les LuxLeaks et les Panama Papers : résidant respectivement à Monaco et en Suisse, ils sont actionnaires de trois maltaises : White Energy, White Premium et Whiterock Estates. « Ce sont des holdings d’investissement qui sont déclarées et connues », répond l’avocat luxembourgeois de Patrice et Alexis de Spoelberch, Dominique Lecocq. Qui n’y voit pas malice : « Vous avez le droit d’aller acheter des denrées alimentaires chez Auchan plutôt que chez Intermarché, précise-t-il. Pour des raisons qui vous appartiennent, la qualité, le prix, la distance de votre domicile. Ici c’est la même chose, les holdings existent depuis des siècles. Elles ont leur utilité notamment quand vous avez un groupe ou des investissements. Alors la Suisse, la France, Le Luxembourg, la Belgique… tous ces pays connaissent le statut de holding. Malte a un registre très efficace, c’est meilleur marché et plus rapide que la France, la Belgique ou Le Luxembourg. » Pas de commentaire par contre du duc Léopold Engelberg d’Arenberg et du prince Etienne d’Arenberg, deux représentants d’une des plus anciennes familles du pays, contactés par le biais de leur fondation. Originaire d’Allemagne, la famille d’Arenberg déplace son centre de gravité vers les Pays-Bas méridionaux – on ne parlait bien sûr pas encore de la Belgique – dans le courant du XVIe siècle. Un passé prestigieux qui lui a valu, au cours des siècles, de collectionner les titres de ducs, de princes, comtes, marquis, barons… A Malte, le prince et le duc sont directeurs depuis mars 2016 de De Eik B.V., succursale d’une société néerlandaise du même nom. De prince et duc à baron, le pas est franchi par Philippe Bodson, anobli en 2000, ancien administrateur délégué de Tractebel, président honoraire de la FEB, directeur aussi de New Mills Limited, une société enregistrée à Malte en octobre 2007 et dont la luxembourgeoise Enemge S.A. est actionnaire majoritaire. « Cette société luxembourgeoise est elle-même filiale d’une société belge dont j’ai été nommé administrateur il y a 21 ans, explique Philippe Bodson. Auparavant, cette société était gérée par un ami mais il est décédé et sa famille m’a demandé de la présider. Pour rendre service, j’ai accepté. Je suis donc présent dans cette société faîtière et dans celles qui sont en dessous mais je n’en suis pas actionnaire. Tout est bien sûr parfaitement légal. » Didier Pasamonik, lui, ne figure pas dans l’annuaire de la noblesse de Belgique. Mais il a tellement d’autres ouvrages, plus distrayants, à son actif… Né en 1957 à Ostende, il est un des fers de lance de la BD belge et française : ancien directeur de Bédéscope et de Hachette BD, coorganisateur du Forum international d’écriture et de cinéma de Monaco, directeur de la rédaction d’Actua BD, en charge des licences pour LingoZing, une application d’apprentissage des langues s’appuyant sur la BD… De cette dernière société, LingoZing Holding Ltd, enregistrée à Malte en janvier 2016, il est un des actionnaires. « Quand Kyra Pahlen (Britannique, créatrice de cette méthode d’apprentissage, NDLR) m’a montré son projet, j’ai été immédiatement séduit et j’ai décidé de l’aider, explique-t-il. Parce que cette application est, à mon sens, la “killer application” qui peut populariser la bande dessinée digitale, domaine où la BD franco-belge est très en retard. Aussi parce qu’elle s’adresse à un public bien plus large que les amateurs de BD eux-mêmes et constitue donc un excellent outil d’évangélisation pour un art auquel j’ai consacré mon existence (…) Mon boulot est de convaincre les auteurs et éditeurs de BD de rejoindre l’aventure pour une somme au départ forcément modeste, bref de parier sur notre bonne gueule. Kyra a trouvé des capitaux risqueurs de diverses sources européennes. Ils ont installé leur siège social à Malte pour de bonnes raisons financières, j’imagine. » De fait, reprend-il, « je ne suis pas choqué de la situation à Malte, ni par une possible optimisation fiscale. S’il y a un truc louche, faites-le-moi savoir ! Je suis résident fiscal français depuis trente ans et je me souviens que je payais 8 % d’impôts de moins en France à l’époque, face à un fisc infiniment moins procédurier qu’en Belgique. Il est évident que quand mes actions seront valorisées – aujourd’hui elles sont invendables –, je ferai les déclarations de patrimoine utiles au fisc français. Rien de bien mystérieux là-dedans. Il est normal de payer des impôts. Je ne pense pas non plus – tant que le fisc européen ne sera pas harmonisé – qu’il soit choquant de protéger son patrimoine en choisissant le statut le plus avantageux. Après tout, j’ai plusieurs amis français qui sont devenus des “Belges fiscaux” parce qu’en Belgique, il n’y a pas d’ISF ni de taxe sur les plus-values (…) Même Largo Winch a des actions placées au Liechtenstein, pratique courante dans les années 1980… ! » Reste que, aussi confortables puissent paraître la réglementation et le climat maltais, y créer et y développer un business n’est pas toujours chose facile, il faut également y trouver des clients et des partenaires de qualité. Raphaël Cavalieri, cofondateur et responsable des ventes de Guizweb, une agence de développement et de stratégie web, porte un regard mitigé sur son expérience méditerranéenne. « Cette société maltaise a été créée pour diverses raisons, notamment parce que nous comptions y délocaliser la production pour pouvoir embaucher à faible coût. Sans cela, il était impossible pour nous d’embaucher et de rester compétitifs. » L’idée était aussi de travailler avec une société de consultance maltaise mais ce partenariat, précise le jeune entrepreneur, a fait long feu : « Ils manquaient de professionnalisme. Je devais, en janvier 2015, m’y installer moi-même pour gérer le bureau sur place. Seulement, la vie a fait que mes intérêts personnels à Bruxelles et le manque de compétence des développeurs trouvés nous ont fait changer de stratégie. » L’ensemble de la production est aujourd’hui géré depuis Bruxelles, sans employé. Avec des ambitions internationales revues à la baisse : « Nous n’utilisons plus la société à Malte. Il n’y a plus de bureau, elle est inactive. Nous n’avons jamais retiré de dividendes, la société n’a jamais fait de profits, elle n’a même plus de compte bancaire, nous la laissons en sommeil car nous sommes en discussion pour finalement remonter un bureau de développement web sur l’île l’an prochain. Ou pas. » Hilde Watty, Brugeoise, directrice du site de rencontres Berkeley International pour la France, les Pays-Bas, le Luxembourg et Malte, a pour sa part créé, sur ses propres deniers, Key Results Limited en décembre 2015. Une société dont le premier objet social est de livrer des « services en rapport avec les ressources humaines » et notamment « la mise en contact de personnes, tant sur le plan personnel que professionnel » mais à propos de laquelle elle n’a pas souhaité donner davantage de précisions. Le magnat de l’immobilier Gilbert Hibert (à Malte depuis juillet 2016), Christian Dumolin (groupe Koramic, ancien membre du conseil de régence de la Banque nationale) et Ben Van Loo (groupe Xio Student Housing), quelques-unes des grandes fortunes belges, n’ont pas davantage donné suite à nos sollicitations. Caroline Van Marcke, CEO du groupe du même nom (mobilier et sanitaires) et à ce titre classée parmi les 200 plus grandes fortunes de Belgique, est par contre plus prolixe, rappelant que la société familiale est présente à Malte depuis près de 40 ans, lorsqu’elle y inaugura Marka Furniture, une première usine de mobilier de bureau. En 1996, également à Malte, le groupe Van Marcke a ouvert une seconde unité de production d’articles sanitaires en polymère ou intégrant des composants électroniques (Solidsan Ltd.). Puis, cette activité ayant été déplacée aux Etats-Unis, Solidsan est devenue une société immobilière : « Ces immeubles accueillent des membres du groupe ainsi que les employés belges de la société lors de leurs séjours professionnels », précise la porte-parole de l’entreprise. En 1994, confiant en la réputation de Malte en tant que centre financier et cherchant à optimiser la gestion de sa trésorerie, le groupe a créé sa propre banque, Izola Bank. Dont les clients sont aujourd’hui majoritairement établis à Malte ou en Belgique. L’étape suivante, reprend la porte-parole, fut la création en 2000 de Global Procurement Company Ltd. (GPC), une société d’approvisionnement et de fourniture pour la vente en marque propre de produits issus d’Asie et d’Europe, disposant d’un entrepôt dans le port franc de Malte. « Ce port franc est stratégiquement situé au beau milieu de la mer Méditerranée, sur la principale route maritime reliant l’Europe à l’Orient, ce qui en fait le lieu idéal pour organiser des activités logistiques et de transbordement. GPC peut également compter sur son équipe polyglotte et multiculturelle pour vendre ces produits en direct à des tiers. La société emploie actuellement 25 personnes à Malte et est également détenue par le holding belge VMT. » Enfin, la maltaise Solhol n’a pas d’activité et la société Moda, « est une société d’investissement de la famille Van Marcke à titre d’actionnaire minoritaire dans d’autres activités. » Peter Coveliers, expert de la Banque européenne d’Investissement (BEI) pour les finances et les fonds structurés pour le climat et l’énergie, n’a, lui non plus assure-t-il, pas tiré profit de New Energy Investment, une société créée à Malte en 2011 avec un associé norvégien et une société domiciliée aux îles Caïmans. Il est actionnaire minoritaire de New Energy. « La société des Caïmans est actionnaire majoritaire et est gérée par un citoyen maltais, c’est pour cette raison que notre société est domiciliée à Malte, explique-t-il. Nous avons créé cette structure pour gérer les parts que nous détenons dans une installation d’énergie renouvelable du sud de l’Italie. Je travaille dans le domaine du changement climatique et du renouvelable depuis 20 ans, je voulais investir dans ce secteur. Et aussi, voyageant fréquemment en avion, compenser mon bilan carbone. Mais tout est légal et dûment imposé, en Italie et à Malte. Et si nous devons percevoir des dividendes, ils seront imposés au Luxembourg puisque j’y réside depuis plus de 15 ans. » Jonathan Brisy, lui, a choisi de vivre à Malte. Après avoir travaillé dans l’hôtel familial des Ardennes belges, en Australie, quelques mois en Espagne aussi et surtout en Irlande, où il fut un porte-parole de Ryanair, c’est sur cette île de la Méditerranée qu’il a choisi de poser ses bagages. Un pays, dit-il lyriquement, « où il fait bon vivre, où le climat correspond plus à mes attentes, où la mer est toujours à 15 minutes maximum de voiture, où j’ai la possibilité de pratiquer mon sport préféré, à savoir la natation à n’importe quel moment de l’année, dans un pays rempli d’histoire, une île juste différente à tous niveaux doté d’un mélange éblouissant de cultures, avec la possibilité de rencontrer très facilement une multitude d’expatriés. » C’est donc là qu’en 2014, après avoir quitté la compagnie irlandaise et pressé de se mettre à son compte, il inaugure Deluxe Reservation, une agence de locations saisonnières. Une aventure, dit-il, qui n’a rien de l’exil fiscal : « Ma société représente un coût annuel important, mon profit à Malte est taxé à 35 %, qui est le taux d’application dans le pays, étant implanté ici et opérant principalement à Malte. Employé de ma propre société, je paye également en plus des taxes sur mon revenu des cotisations sociales élevées (…) Je dois voir avec mon comptable si dans mon cas il ne serait pas mieux de passer en personne physique afin de réduire la lourdeur de la société vu mon activité limitée. » Un coup de cœur pour le sable blanc et les flots bleus qui n’est pas sans rappeler celui que partage avec passion Geert Sciot, porte-parole néerlandophone de Brussels Airlines et passionné de musique : « Depuis plusieurs années, j’entretiens une relation étroite avec Malte car mon partenaire et vit et je joue là-bas dans une fanfare ainsi qu’un orchestre de bon niveau, résume-t-il. Cet orchestre a demandé à mon partenaire, qui est cuisinier et a travaillé dans l’industrie du tourisme, de reprendre la gestion d’une cafétéria, où travaillent aussi trois temps plein. Nous avons alors dû créer une société, Be Birgu Limited. Dont je suis, à la demande de mon ami, coactionnaire. » Cette société de droit maltais, insiste-t-il, n’a aucun lien avec la Belgique et n’a d’autre objet social que la gestion de la cafétéria adossée à l’ASBL musicale. « Je suis également consul honoraire de Malte, une activité non rémunérée qui vise principalement à promouvoir les échanges socio-culturels entre Malte et la Belgique. »

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