LES 100 ANS DE CHAPLIN (PAGE COMPLETE)

Les 100 ans de Chaplin DIMANCHE 16 avril, il y aura cent ans que Charlie Chaplin est né. Ce qui veut dire que nous sommes tous nés dans l'ère Charlot et que nous avons tous quelque chose de Charlie. Environ tous les dix ans, on redécouvre l'art chaplinesque, ce qui correspond généralement à la ressortie de ses films. Aujourd'hui, Charlot est un peu au creux de la vague. Alors, voici cette page-bateau pour conduire Chaplin au port de votre mémoire. Happy birthday, Charlot! On t'a apporté une tarte à la crème avec 100 bougies. Penche-toi, souffle-les. Et vlan, la tarte sur ta figure! Tu te souviens de ce gag, vieux camarade... Je me souviens...Je me souviens que mon père m'emmena dans un des cinés-chocolats d'Oostduinkerke (il faisait gris, il faisait vent et le sable nous mouillait les yeux) pour manger une glace et voir un Charlot. Je me souviens que mon père me raconta qu'il avait découvert le cinéma, à Mons, pendant la Grande Guerre, en assistant à une représentation de «Charlot fait une cure». Je me souviens des mots enthousiastes qu'il employa pour parler de Charlie Chaplin. Je me souviens que, du haut de mes six ans, je haussai les épaules car mes idoles d'alors étaient Fernandel, Luis Mariano et Woody Woodpecker. Je me souviens de l'atmosphère du ciné-chocolat qui sentait la gaufre chaude, le Brylcreem humide et la pellicule brûlée. Je me souviens du titre du film: «Charlot patine» et je me souviens de mes rires et de la manière dont je serrai la main de papa parce que j'avais compris que, dorénavant et définitivement, nous aurions les mêmes souvenirs. Je me souviens que, quelques mois plus tard, je demandai à saint Nicolas un petit projecteur Cinette et que, dans le salon, j'organisais pour mes cousines des séances Charlot avec «Le Maillet de Charlot», «Charlot s'évade», «Une Vie de chien» et «Easy Street». Je me souviens de l'oncle Paul qui, dans une de ses «belles histoires» pour le magazine Spirou raconta la vie de Chaplin. Je me souviens que seize années passèrent et qu'un jour, à Londres, je vis Charlot devenu vieux esquisser un pas de danse lors de la conférence de presse pour la sortie de son film «La Comtesse de Hong-Kong». Je me souviens que les «Beatles», en ce temps-là, chantaient «Michelle». Je me souviens d'un après-midi chez ma grand-mère, regardant «Le Kid» à la télévision flamande, ma fille sur les genoux. Je me souviens qu'elle a pleuré. Moi aussi. Je me souviens d'un rendez-vous manqué, en '86, avec Taylor Hackford, le réalisateur d'«Un Officier et un Gentleman», de m'être retrouvé sans rien à faire sur Hollywood Boulevard et de m'être promené, au hasard, jusqu'à l'angle des avenues Longpré et La Bréa. Je me souviens d'un groupe de maisonnettes en bois à toits rouges: les anciens studios de Chaplin. Je me souviens de l'émotion qui m'envahit et de m'être assis au bord du trottoir en fredonnant «Deux petits chaussons de satin blanc», puis d'être parti vers l'horizon d'Hollywood. Je me souviens de Disney World, en Floride, et d'un jeune clown magnifique qui, avant la représentation des otaries dressées, imita si bien la démarche de Charlot. Je me souviens de la statue de la Liberté m'apparaissant comme dans «L'Emigrant» et ayant encore dans ses yeux de pierre l'image de Chaplin et de Stan Laurel, membres de la troupe anglaise de Fred Karno, arrivant en Amérique. Je me souviens d'un jour de Noël '77, sur la place Rouge de Moscou, et mon guide, qui ne s'appelait pas Nathalie, m'annoncer en pleurs la mort de Chaplin. Je me souviens, je me souviens. Tu te souviens, Georges Pérec, l'écrivain, toi qui aimais tant Charlot? Et qui collectionnait les bandes dessinées des «Aventures acrobatiques de Charlot» que Thomen imaginait pour la Société Parisienne d'Editions. Charlot nous sort de la tête tous les jours. Et dans tous les coins de la planète. Il est ancré dans l'infini de l'imaginaire international. Je me souviens, tu te souviens. Car Chaplin nous a appris une chose: savoir avec quels yeux il faut regarder le monde pour le voir tel que Charlot le voit, dur, difficile, partagé entre dominants et dominés, contradictoire et pourtant domptable par la toute puissance du désir. Charlot est comme un chien qui ne veut pas lâcher son os: on le sort par la porte, il rentre par la fenêtre le kid entre les dents, docteur Jekyll qui arrache le masque de Mr. Hyde pour montrer qu'il cachait Verdoux, barbier juif rasant la moustache du dictateur Adénoïde Hynkel pour ridiculiser Hitler qui eut le mauvais goût de naître la même année que Chaplin (bon anni-enfer, M. Hitler!). Charlot, minuscule ogre insatiable, qui court dans tous les sens sur les grandes godasses du Petit Poucet pour assouvir deux sortes de besoin: la faim et le désir sexuel, sublimement réunis en une seule scène, celle de la Danse des petits pains de la Ruée vers l'Or. Moral, Charlot? Allons donc! Il l'est seulement dans cette césure qu'il y a entre l'enfance de l'art et l'art de l'enfance, là où l'on peut faire les 400 coups et se les faire pardonner d'un geste stylisé et d'une lueur poétique dans les yeux. Sentimental, Charlot? Oui, mais comme un tonneau qui se débonde. Torrentiel tel le fleuve qui quitte son lit. C'est une sentimentalité qui nourrit la terre de l'âme autant qu'elle y commet des dégâts. Cette sorte de suicide qu'on remarque chez ceux qui savent, trop lucides, que si le mal est incurable le malade n'est pas immortel. Et voilà le discours final du «Dictateur» suivi - «pour de vrai» - de la Seconde Guerre Mondiale. Ou celui de Verdoux, avant de passer à la guillotine, qui sait, lui, qu'en le tuant la société va, crime horrible, tuer Charlot. Ou le sacrifice du petit homme des «Lumières de la Ville» qui, rendant la vue à celle qu'il aime, risque de la perdre parce qu'elle verra qu'il n'est qu'un vagabond. Je me souviens...Je me souviens des files d'attente devant le Marivaux de Bruxelles qui programmait «Limelight» et de la publicité de néons animés pour les dictionnaires Larousse qui éclairaient le place Rogier. Je me souviens avoir volé une affiche du «Roi à New York» à la devanture du ciné Roxy à Schaerbeek. Je me souviens de Truffaut racontant qu'il avait mis du Charlot dans Antoine Doinel. Je me souviens d'Enrico Piceni écrivant Charlie Chaplin et Charlot ne sont pas la même personne. Charlie Chaplin est une trouvaille de Charlot pour échapper à la police... Pourquoi Charlot, comme Dickens, Don Quichotte, Mickey Mouse, Buster Keaton, Robinson Crusoë et Scarlett O'Hara sont-ils à tous les coins de mes/nos/vos souvenirs? Répondre à cette question est comprendre que si l'homme s'endort et rêve de quelque chose de grand et d'impossible, qu'il poursuit, il finit toujours, hélas, par s'éveiller. LUC HONOREZ. A lire: - Chaplin (1889-1989), livre du centenaire, par Edouard Brasey, chez Solar. - Charlie Chaplin, éditions des Cahiers du Cinéma. - Charlie Chaplin, par Eric Rohmer et André Bazin, chez Ramsay-Poche. - Chaplin, son art, sa vie, de David Robinson, chez Ramsay. - Histoire de ma Vie, par Charlie Chaplin, chez Laffont. - La Roman de Charlot, par Claude-Jean Philippe, chez Fayard. - Tout Chaplin, par Jean Mitry, chez Atlas/Lherminier. - Charlie Chaplin ou la légende des images, par Adolphe Nysenholc, chez Klincksieck. Les 14, 15 et 16 avril, un Colloque international Charles Chaplin est organisé, à Paris, en la Sorbonne. Des personnalités, tels nos compatriotes Valmy Feaux, Georges Verhaegen, Michel Gheude, Claude Javeau, René Micha, Gilbert Debusscher, Philippe Dubois, Adolphe Nysenholc, Hervé Hasquin, y prendront la parole en présence de Géraldine Chaplin. Et la vie valait la peine d'être vécue... DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL Paradis, avril. APRÈS lui avoir montré mon certificat de bonnes vie et moeurs, saint Pierre a accepté, en me félicitant, que je monte un instant au Paradis pour y interviewer Charlie Chaplin. Charlot a accepté d'interrompre une partie de cartes à la crème avec Laurel, Hardy et Buster Keaton, pour me répondre... - Charlie, Charlot c'est vous? - A vrai dire, cette figure qui me ressemble comme un frère, mais qui n'est pas moi, m'est une terrible responsabilité. Je suis moins dur que Charlot. Moi, je suis un pantin sentimental. - Votre technique de cinéaste a toujours été simple. Pas de travellingues savants, pas de cadrages compliqués... - On dit que je suis de la vieille école, je ne sais pas pourquoi. J'ignore ce qu'on appelle les techniques modernes, je n'aime pas les acrobaties de caméra. C'est trop simple de faire un film vu par le trou d'une narine ou à travers une cheminée, et d'ailleurs cela peut porter préjudice au talent de l'acteur et je n'aime pas faire du tort aux acteurs. L'art est de cacher l'artifice. - Au fond, tous les Charlots sont une métaphore sur le bien et le mal! - C'est une affaire bien connue que le public aime la lutte entre le bien et le mal, le riche et le pauvre, le chançard et le malheureux, qu'il aime à rire et à pleurer, tout cela en quelques minutes. Pour le public, le contraste engendre l'intérêt et c'est pourquoi je m'en sers continuellement. Si je suis poursuivi par un agent, je rends toujours le policier lourd, maladroit, alors que moi, en me faufilant entre ses jambes, j'apparais léger et acrobate. Si je suis malmené, c'est toujours par un homme colossal de façon que, par le contraste de ma petitesse, j'obtienne la sympathie des spectateurs, et toujours j'essaie de faire contraster le sérieux de mes manières avec le ridicule de l'incident. C'est évidemment une chance que je sois petit et puisse ainsi faire ces contrastes sans peine. Tout le monde sait que le petit individu persécuté a toujours la sympathie de la foule. - Il y a, aussi, une incroyable économie de moyens dans vos films les plus réussis. - Se restreindre est une chose importante, non seulement pour un acteur, mais pour n'importe qui. Se restreindre le tempérament, les appétits, les mauvaises habitudes ou toute autre chose est une nécessité. L'une des raisons qui me font peu aimer les premiers films que j'ai tournés, c'est qu'il était peu facile de s'y restreindre. Une ou deux tartes à la crème sont amusantes, mais quand le rire ne dépend plus que des tartes le film devient vite monotone. Je ne réussis peut-être pas toujours grâce à ma méthode mais j'aime mille fois mieux obtenir le rire par un acte intelligent que par des brutalités ou des banalités. Economie: mot-clé... Je n'ai utilisé ni la couleur ni l'écran large - sauf dans La Comtesse de Hong-Kong - car j'aime mieux m'exprimer sur une petite toile. J'aime mieux montrer un homme remuant une cuillère dans une tasse de thé qu'un volcan en éruption! Je veux que ma caméra soit comme le proscénium d'un théâtre, qu'elle soit proche de l'acteur, qu'elle en donne le contour, qu'elle le mette en contact avec le public. Je préfère filmer l'ombre d'un train qui passe sur la figure d'un comédien plutôt que de filmer toute une gare... Il n'y a pas de mystère pour faire rire le public. Tout mon secret est d'avoir gardé les yeux ouverts et l'esprit en éveil sur tous les incidents capables d'être utilisés dans mes films. J'ai étudié l'homme parce que, sans le connaître, je n'aurais rien créé. - Charlot provoque le rire tout en étant tragique... - Ce pauvre petit être, craintif, chétif, mal nourri, que je représente à l'écran, n'est jamais la proie de ceux qui le tourmentent. Il s'élève au-dessus de ses souffrances, il se refuse à accepter la défaite. Lorsque ses espoirs, ses rêves, ses aspirations s'évanouissent dans la futilité et le néant, il secoue simplement ses épaules et tourne les talons... Il est assez paradoxal de constater que ce masque tragique a créé plus de rires qu'aucune autre figure de l'écran ou de la scène. Cela prouve que le rire est bien près des larmes et réciproquement. Toute la poésie que j'ai acquise - et la souffrance m'a révélé la vanité des choses terrestres - je tente de la définir dans mes comédies. Je m'efforce de fixer sur la pellicule mon doute philosophique de la vie. Je suis plutôt enclin à un léger scepticisme aimable de tolérance et de bienveillance. - Il y a 3 projets que vous n'avez pas menés à bien même s'ils vous tenaient à coeur: les vies du Christ et de Napoléon et, à la fin de votre existence, un «Charlot sur la Lune»... - J'aurais voulu jouer Napoléon. Le montrer malingre, taciturne, presque morose, continuellement harcelé par sa famille. Il y a une autre personnalité que j'aurais voulu modifier dans l'esprit de la masse, c'est le Christ. J'estime que ce personnage est le plus fort, le plus dynamique, le plus imposant qui ait jamais vécu. Il a été effroyablement déformé par la tradition. Il n'était pas cet homme lointain aux cheveux longs, parlant d'une voix sépulcrale, las et déprimé. On voudrait nous faire croire qu'il avait une attitude pire que celle de Hamlet, pourquoi? Et pourquoi le représenter inévitablement comme une figure angoissante, déprimante, cherchant à inculquer la crainte dans le coeur de chacun? On ne m'empêchera pas de le considérer comme un homme splendide, viril, au sang rouge, vers lequel on se tourne instinctivement quand on est en difficulté. Il mangeait bien, il buvait bien et aimait la compagnie de ses semblables. J'ai regretté énormément de ne pas tourner une histoire du Christ mais la religion devrait le regretter plus encore. Mon film aurait rendu un service formidable à l'Eglise en enseignant que Jésus était digne d'être aimé et réellement beau de caractère et de personnalité. Quant à «Charlot dans la Lune»... Oui. Je l'aurais fait semblable à l'ami Pierrot... - Votre plus récent biographe, David Robinson, a établi que vous n'étiez pas juif. Est-ce exact? - Quiconque nie la chose pour se protéger joue le jeu des antisémites. - Charlie, la vie a-t-elle valu la peine d'être vécue? - Parfois. Par exemple, j'étais étendu sur le dos au bord de la mer et contemplait le ciel, m'arrêtant de penser dans une sorte de béatitude mentale. Puis mon estomac m'avertissait qu'il était temps de manger et je mangeais. Puis, je m'étendais de nouveau sur le sable. Et la vie valait la peine d'être vécue. L. H. Toutes les déclarations de Charlie Chaplin sont authentiques. La tarte à la crème ON ne savait pas d'où il venait. Etait-il tombé d'une planète de vagabonds, à la recherche du paradis perdu? Nous avions encore des culottes courtes quand on nous pria d'être bien sage et d'observer un écran fixé au mur du salon. Le bruit de la petite manivelle que l'on se mit à tourner nous fit songer à celle du moulin à café. C'était dans les années trente, en un temps où le cinéma chez soi pour les enfants balbutiait avec un peu d'insolence, à côté de la vieille lanterne magique. Notre ration d'images était alors bien maigre: quelques journaux illustrés pour la jeunesse nous attiraient, notamment «Le Cri-Cri» que nous achetions, le jeudi, en 1935, trente centimes. Revenons au salon où, dans l'obscurité, on nous a projeté la silhouette animée du singulier petit homme avec son chapeau rond, son incroyable froc, ses souliers interminables et sa petite canne tournoyante. Nous gardons de notre premier Charlot le souvenir d'une énorme tarte à la crème qu'il lança à la tête d'un géant aux sourcils broussailleux et noirs. Quel argument était plus spectaculaire? Nous apprîmes plus tard qu'à l'origine du bon usage de la tarte à la crème, il y avait une anecdote. L'équipe de Mack Sennett tournait un comique avec Ben Turpin. Ce dernier avait un problème: il n'arrivait pas à sourire. Une des jeunes filles de l'équipe mangeait une tarte à la crème. Spontanément, elle l'envoya en pleine figure de l'acteur, tandis que l'on tournait. On visionna le film, et ce fut un fou rire général. Ce gag historique passa tout naturellement dans les scénarios de Chaplin, au point de prendre des proportions gigantesques - celles de la tartonnade de tout un quartier, avec une guerre de positions. Faut-il dire que la tarte à la crème, arme longtemps secrète exposée pourtant dans la vitrine du boulanger-pâtissier, demeure encore aujourd'hui un projectile d'assaut? Il y a donc bien longtemps que Charlot en a fait un élément de dérision, l'un des plus savoureux de l'histoire du cinéma. PAUL CASO. La vie est un long métrage ENTRE Charlie Chaplin et Charlot, il n'y a qu'une moustache de différence. Entre la vie de Charlie Chaplin et les films de sa vie, il n'y a parfois que quelques cheveux gris. Les incidents, les bonheurs, les amours, les angoisses, les idées, les femmes, les enfants, la plupart des faits marquants de l'existence de Charlie Chaplin, on peut les suivre à la trace tout au long de sa filmographie. Pourtant, en prenant, une scène par-ci, une autre par-là, on ne pourrait reconstituer son existence. Chaque événement personnel, anodin ou capital, amené à repasser devant sa caméra est transposé dans d'autres situations, sublimé avec un tel génie que Charlie Chaplin allait transformer le cinéma, cette attraction foraine, en un véritable moyen d'expression. L'art du XXe siècle. Rien ne prédestinait pourtant Charles Chaplin à devenir un homme clef de son temps. Le mardi 16 avril 1889, Charles et Hannah Chaplin n'avaient même pas pris la peine de déclarer leur fils à l'administration d'un des plus misérables quartiers de Londres. Fin du XIXe siècle, le music-hall vit son âge d'or. Les parents du petit Charlie et de son demi-frère Sydney, s'emploient à gagner leur vie sur la scène, tant bien pour leur père chanteur, que mal pour leur mère, dont les talents de mime n'étaient malheureusement pas appréciés à leur juste valeur par le public. Mais aux difficultés artistiques de la jeune femme vont rapidement s'ajouter des difficultés sentimentales et financières, l'abandon de son mari va gravement perturber sa santé mentale. Un soir, elle doit quitter brusquement la scène et le directeur de l'établissement n'a d'autres ressources que de précipiter son gamin sur les planches. A six ans, Charlie Chaplin connaît son premier contact avec le public. Un franc succès. Mais les crises de folie de sa mère eurent des conséquences bien plus dramatiques. Internée par périodes dans un asile, Charles fut envoyé à l'orphelinat. A neuf ans, il quitte définitivement l'école, il est engagé comme danseur de claquettes dans une troupe de music-hall. Entre les contrats à la petite semaine, il exerce une foule de petits métiers pour faire bouillir la marmite tenue par intermittence par sa maman. Il est l'assistant d'un barbier, garçon de course, groom dans un hôtel, ouvrier chargé d'alimenter en papier la presse d'un imprimeur. Autant d'expériences de la vie qui vont lui servir à nourrir bien des films. Ainsi, âgé de dix ans, il fut engagé par un vitrier, pour briser des carreaux à la ronde, une expérience qu'il utilisera plus tard dans The Kid. Du kid au Kid, de Londres à Hollywood Mais entre le kid de chair et son frère jumeau de pellicule, il va se passer une bonne vingtaine d'années. Après de multiples emplois, tantôt à la scène, tantôt à la rue, Charlie Chaplin, adolescent, va trouver la stabilité et bien vite une certaine renommée dans la célèbre troupe de Fred Karno. Tellement célèbre, que celle-ci accomplissait régulièrement des tournées aux Etats-Unis. Au cours de son deuxième voyage, Charlie est remarqué par un des propriétaires de la New York Motion Pictures, qui lui propose un contrat de comédien dans une de ses compagnies, la Keystone. Charlie Chaplin accepte et va faire ses débuts à l'écran sous la direction de Mack Sennett, un pionnier du cinéma muet auquel il gardera toujours beaucoup d'estime mais dont il se lassera rapidement des grosses ficelles. Charlie Chaplin veut diriger les films lui-même. L'industrie du cinéma en cours de constitution va lui permettre, tout de suite, de concrétiser ses ambitions mais en lui pompant son énergie créatrice à un rythme hallucinant, pour un salaire qui l'est tout autant. Après trois années passées pour le compte de la Keystone, la Essaynay et la Mutual, il peut s'installer à son compte, dans son studio, entouré d'une équipe fidèle, de techniciens (dont le directeur photo Roland Totheroh) et de comédiens: Edna Purviance, Henry Bergman ou Marc Swain, etc. Chaplin a désormais les moyens de son imagination. Mais les moyens du jeune homme sont pour le moins exclusifs. En effet, auteur - réalisateur - compositeur - interprète, il contrôle absolument toutes les étapes de la création. Le plus souvent, il ne part pas d'un scénario, mais seulement de l'idée d'une scène, une scène qu'il s'acharne à améliorer, prise après prise, jusqu'au moment où il a le sentiment d'avoir atteint la perfection. Cela peut parfois nécessiter des mois et plusieurs centaines de prises comme ce fut le cas sur le tournage de City lights (Les Lumières de la ville). C'est à partir des différentes séquences qu'il construit ensuite le film, abandonnant quelquefois les meilleures d'entre elles pour l'efficacité du récit. Metteur en scène hors du commun, il est aussi, un acteur exceptionnellement doué mais particulièrement directif. Avant de tourner un plan, il mime à chaque acteur, ce qu'il attend exactement de lui. Mais quand il faut jouer le poulet de La Ruée vers l'or, aucune doublure ne se montre à la hauteur, il faut bien se rendre à l'évidence, seul Chaplin peut être le poulet. Même la musique est Chaplin et certains studios de Los Angeles résonnent encore des altercations entre le compositeur et son arrangeur ou son chef d'orchestre pour cause de différences insupportables entre la mélodie réelle et la petite musique intérieure de l'artiste. Les réalités de l'imaginaire Quant à l'imaginaire, ses racines plongent profondément dans la réalité. Les films de Chaplin peuvent être régardés comme des albums de famille. On y croise ses demi-frères, Sydney Chaplin (le proprio de la roulotte dans Une vie de chien) ou Wheeler Dryden le médecin des Feux de la rampe. On y rencontre fréquemment ses amies, l'incontournable Edna Purviance ou Georgia Hale, la belle de La Ruée vers l'or. Ses épouses font parfois partie de la distribution, Lita Grey est un ange au paradis du Kid et Paulette Goddard illumine Les Temps modernes de son tempérament et de sa beauté. Quant à Géraldine, Josphine et Michael Chaplin, ils regarderont passer leur papa, titubant dans Limelight (Les Feux de la rampe). Si le Kid est une transposition évidente de l'enfance londonienne de Charlie Chaplin, d'autres faits vont aussi trouver leur place sur la pellicule. Alors qu'il est en panne d'inspiration après les Lumières de la Ville (1930), Charlie Chaplin prend le large. Au cours d'un tour du monde qui va durer plus d'un an, il va rencontrer les grands personnages de son temps parmi lesquels, Keynes, Winston Churchill ou Lloyd George. Plaisir mondain, sans doute, mais surtout préoccupations sociales. Bien qu'épargné par le krach de 1929, Chaplin est moins à la recherche d'une bonne idée de film que de trouver la «Solution économique» pour l'humanité. Et tout au long de ces entretiens, il va confronter ses opinions à celles des grands de ce monde. Fatalement, quand il rentre au studio, le mélange de ses discussions intellectuelles et de son expérience d'ouvrier d'imprimerie confronté à la machine, débouchera sur Les Temps modernes. Au cours de ce même périple, il fut reçu par notre roi Albert Ier. Mal reçu. En effet, Chaplin fut invité à s'asseoir sur une chaise basse alors que le souverain occupait un siège beaucoup plus élevé. Une situation inconfortable dont il se souviendra pour mettre en scène la rencontre des deux leaders fascistes dans Le Dictateur. Et alors que la chasse aux sorcières s'intensifiait à l'aube des années 50, que tous les moyens étaient bons pour le discréditer, il fut contraint à une séance de prise d'empreintes digitales au cours d'un procès en paternité imaginaire. Cette scène d'humiliation reviendra dans Un Roi à New York, un film qui contient toute l'amertume de Chaplin à l'égard des Etats-Unis. Mais pour préserver son image intacte pour la postérité, il est capital pour un artiste de ne pas rater sa sortie. Chaplin a peut être tourner deux films de trop, mais en partant la nuit du 25 décembre 1977, il s'est rappelé à tous comme un inestimable cadeau d'émotion et d'insolence pour l'éternité. FERNAND DENIS.

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