Andalousie: la belle espagnole

De la frontière portugaise à Tarifa, la Costa de la Luz déploie des plages somptueuses. Dans ses ports historiques où plane l’ombre des conquistadores, la ferveur est immense, le vin coule à flots, les toros combattent bravement et les chevaux dansent au rythme du famenco.

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Je ne pouvais pas me rendre pour la première fois en Andalousie sans faire escale à Séville. Sur les rives du Guadalquivir, à 80 kilomètres de l’océan, la capitale fait l’objet de convoitise depuis des siècles.

Juan, mon guide, me remet vite fait l’Histoire à l’heure. Reprise aux Carthaginois par les Romains, Séville fut reconstruite à côté d’Italica, première cité romaine hors de l’Italie péninsulaire dont j’admire l’amphithéâtre et les mosaïques.

Juan Velez a suivi des études de français à l’Université de Brest et des études de langue et de culture arabe à celle de Cadix.

Pendant des siècles, la ville demeurera commerçante, artisanale et industrielle. Au XIIe siècle, la dynastie Almohade d’origine berbère y établit sa capitale, reconquise par les catholiques en 1248. OK, j’y suis. Surtout, pendant plus de deux cent cinquante ans (de 1516 à 1778) ont débarqué à Séville des navires chargés de lingots d’or et d’argent en provenance des mines boliviennes, mexicaines et péruviennes. Elle fut la seule ville sur terre à recevoir tout l’or du Nouveau Monde grâce à son monopole royal du commerce avec ses colonies, commente Juan.

C’est sur la côte atlantique que le destin de l’Espagne et de l’Europe s’est joué. Me voilà à Huelva. Christophe Colomb cherchait une route directe vers l’Asie en traversant l’océan. Après que les Rois Catholiques ont rejeté sa demande d’expédition vers les Indes, en 1490, le grand navigateur génois se réfugie au monastère Santa María de la Rábida, à côté de Huelva près de la frontière portugaise. Là, à Palos de la Frontera, grâce à l’intervention du prieur et confesseur de la reine Isabelle, la proposition du pieux marin finit par être acceptée.

Camargue andalouse

Aujourd’hui, le modeste monastère construit au XVe siècle sur des ruines maures retrace les exploits du Génois. Le petit cloître et la chapelle où pria Christophe Colomb avant son premier voyage m’émeuvent. Car c’est d’ici même, à la confluence des ríos Tinto et Odiel, que deux caravelles et un navire amiral mirent les voiles en 1492 vers les Canaries. Un peu plus de deux mois plus tard, le navigateur débarquera aux actuelles Bahamas, convaincu d’avoir atteint les Indes.

Sans doute a-t-il longé la côte vers le sud. À terre, je le suis à la trace. En deçà de la plage de sable blond de 35 kilomètres de long plantée de tours de guet jusqu’à Cadix, s’étend une très ancienne réserve de chasse royale. Enchantée par ce décor inattendu, j’avance dans les dunes mouvantes, entre bouquets de pins parasols, maquis méditerranéen et marais saumâtres. Ce sont 50 000 hectares de paradis pour les oiseaux, de l’aigle royal au flamant rose, pour les cervidés et pour le très farouche lynx. L’actuel parc naturel de Doñana est l’une des plus grandes étendues marécageuses d’Europe. On y traque encore le sanglier à cheval et à la lance. Au XIXe siècle, le parc servait aussi au charbonnage, aux fours à brai, à la pêche, à l’exploitation du bois de la forêt et des salines, et à l’élevage de bétail. J’y ai vu encore chevaux et des vaches en liberté.

Écosystème typique, la dehesa est un paysage de pâturages plantés de chênes-lièges où paissent taureaux de combat, chevaux et cochons noirs.

Tiens, une file de joyeux cavaliers et de piétons longe le parc. Tous les week-ends, jeunes et anciens vont honorer la statue miraculeuse de la Vierge à El Rocío. Les rues y sont en terre battue et les enfilades de petites maisons blanches ont toutes leur barre d’attache pour les chevaux : je me croirais dans un western. Tu verrais, chaque Pentecôte depuis trois siècles, c’est de la folie, s’exclame Juan. Près d’un million de fidèles rejoignent le sanctuaire de la Blanca Paloma, à cheval, en char à boeufs, en voiture et en tracteur. Ce sont trois jours et trois nuits de procession, de musique, de danse et de ripailles. Cette étonnante Camargue andalouse me mène jusqu’au fleuve Guadalquivir.

Passeport viticole

J’arrive un peu plus au sud, à l’entrée de la baie de Cadix où se jette le río Guadalete, El Puerto de Santa María, fameux pour ses restaurants de fruits de mer, est dominé par le castillo San Marcos. Temple romain, puis mosquée, puis église, le château défensif surplombait alors la rivière. Il abrita Christophe Colomb à plusieurs reprises avant que celui-ci ne s’élance de ce port en 1493 avec, cette fois, une flotte d’au moins dix-sept navires. Accompagné de marins, d’aventuriers et de missionnaires, le désormais amiral de la mer Océane et vice-roi des Indes embarque avec un objectif : coloniser les Indes. Dans les cales des bateaux, raconte Juan, des chevaux, les premiers importés sur le continent américain, des plants de vigne et du vin de Jerez, également premier vin à parvenir sur les terres du Nouveau Monde.

Au beau milieu de chaque vignoble, les propriétaires du triangle d’or de Jerez bâtissent leur choza de viña, qui fait office de maison de week-end.

La viticulture andalouse, développée par les Romains et jamais interrompue malgré des siècles d’occupation arabe, connut un nouvel essor sous l’influence chrétienne, notamment grâce au commerce avec la France et surtout l’Angleterre. Je comprends mieux les noms de chais à consonances britanniques !

Depuis la fin du XVe siècle et les échanges commerciaux avec les Amériques s’est créée une bourgeoisie de commerce, m’explique Juan, dynasties anglo-andalouses et françaises ayant participé à la fabrication et au transport du xérès. Les convoyeurs ont notamment construit des palaces avec embarcadère privé qui étaient à la fois lieux de vie et de négoce. El Puerto de Santa María en conserve quelques-uns construits aux XVIe et XVIIe siècles. Ces riches « dockers des Indes » financèrent aussi la basilique au XVIe siècle. Plus tard, en 1880, la ville se dotera de la troisième plus grande arène d’Espagne (douze mille places).

Environnée de vignes plantées en rangs serrés sur une terre blanche de calcaire, Jerez, l’une des plus vieilles villes viticoles d’Europe, abrite en son cœur sept bodegas au seuil orné d’un blason. Entre le vin fino résineux et la liqueur sucrée cream, j’ai du mal à distinguer la surprenante gamme de ce vin très complexe – manzanilla, amontillado, oloroso – et je me prends à ponctuer chaque gorgée d’un Viva ! repris la ronde.

Dans la cave des rois de la bodega Gonzales Byass, les fûts sont signés par des rois d’Espagne depuis Isabelle la Catholique.

Malgré des constructions contemporaines anarchiques, Jerez conserve quelques palais seigneuriaux des XVIe et XVIIe siècles. À côté de l’Alcazar, maison du gouverneur bâtie au XIe siècle, j’ai pénétré dans l’étonnant palais du comte des Andes, vice-roi du Pérou et de l’Espagne en Amérique, toujours occupé par ses descendants. Une dynastie aristocrate, aussi érudite qu’avisée en affaires mais qui souffre de la crise économique. Désormais contrainte de se soumettre à l’impôt, la noblesse peine à entretenir ses résidences. Derrière la façade typiquement andalouse, frontons de pierre et rambardes en fer forgé, jamais je n’aurais imaginé une telle collection d’œuvres d’art.

Berceau du flamenco

On fête cette danse jour après jour dans la région. Car cet art inné et dynastique du chant et de la danse n’est pas espagnol, mais bel et bien andalou, précise fièrement Juan. Séville et Cadix en revendiquent aussi la paternité, mais il serait né dans les quartiers gitans de Santiago et San Miguel à Jerez. Pas seulement un simple style musical ou dansé mais bien une culture, c’est un concentré d’Histoire, de souffrances et d’émotions portées à leur paroxysme. Un guitariste, un chanteur ou une chanteuse également joueurs de paume (las palmas) et un danseur ou une danseuse qui battent le rythme des mains et des pieds, pointe et talon ravageurs : le zapateado.

Programmé dans les bars tabancos, les tablaos flamenco ou encore les penas (clubs) ou encore improvisé à l’occasion de fêtes, il est omniprésent. Quel que soit le thème exprimé, tout est question de « profondeur » et de fusion entre guitariste, chanteur et danseur, précise Juan. Qu’il exprime joie ou douleur, le flamenco est tout en tension et en suspense. Dérangeante, bouleversante, c’est une émotion crue, irrésistible et qui ne supporte aucun artifice. On dirait une prière.

Une bata de cola à la traîne plombée peut peser jusqu’à 15 kg (à gauche).Un écuyer de la Fundación Real Escuela Andaluza del Arte Ecuestre en costume andalou du XVIIIe (à droite).

Autre atout de Jerez avec son célèbre circuit de courses : l’École royale andalouse d’art équestre – équivalent du Cadre noir de Saumur en France ou de l’École de Vienne en Autriche. Des cavaliers du monde entier viennent travailler, entre autres, le dressage sur des étalons de pure race andalouse, les cartujanos. Le spectacle offert au public est un régal. Cette écolefondation a été créée par Alvaro Domecq, descendant d’un Français béarnais venu en Andalousie au XIXe siècle à cause du phylloxera, à la tête du holding viticole familial, éleveur, rejoneador (cavalier qui combat le taureau à la lance), membre de l’Opus Dei et accessoirement politicien et financier. Car ici, dans cette province injustement la plus pauvre d’Espagne, l’économie – le vin, les taureaux et les chevaux – comme la politique sont entre les mains d’une vingtaine de familles très anciennes.

Riche et cosmopolite

J’arrive à Cadix, construite sur un rocher et quasiment cernée par la mer, la plus ancienne ville d’Europe occidentale, insiste Juan. Les faubourgs peu avenants dépassés, je déambule sur ses quais jusqu’à la plage de la Caleta avant de me perdre dans les ruelles étroites de la vieille ville, ponctuée de places et de façades pastel. Ailleurs, Juan me fait remarquer les coquillages incrustés dans la pierre sédimentaire ocre et dangereusement friable.

À 45 mètres au-dessus du niveau de la mer, la tour Tavira fut désignée tour vigie officielle du port de Cadix. Visitable, elle est dotée d’une chambre noire.

Depuis le clocher de la monumentale cathédrale au dôme doré, je distingue des dizaines de tours carrées : Bâties au-dessus des demeures des riches marchands de la ville, indique Juan, elles leur permettaient d’observer les allées et venues des bateaux, voire de négocier leur chargement à distance. Alors unique cité d’Espagne moderne, la Cadix des XVIIIe et XIXe siècles, aux mains d’une bourgeoisie libérale, était très riche et très cosmopolite. Malgré son déclin, elle reste fière de son opulence passée, de sa résistance à Napoléon et du plus fastueux carnaval du pays.

Je poursuis vers le sud. La route est bordée de figuiers de barbarie brûlés par le soleil. Des cigognes nichent en haut des poteaux électriques. Au sommet d’une colline, le village blanc de Vejer de la Frontera fut l’un des premiers sites occupés par les musulmans en 711. En témoignent, à l’intérieur des murailles flanquées de trois tours, le château arabe et l’église bâtie sur une mosquée dont la façade est toujours ornée d’un bas-relief représentant une femme voilée.

À Conil, la pêche n’est plus la première ressource économique, mais les pêcheurs restent une classe sociale considérée.

À nouveau, de longues et magnifiques plages de sable fin s’étendent à quelques dizaines de kilomètres de l’Afrique. Le phare de Trafalgar (de taraf al-gharb ou « cap de l’Ouest » en arabe) rappelle le désastre franco-espagnol de 1805 contre la marine britannique. Les petits ports de Conil, Barbate et ses marais salants et de Zahara de los Atunes et Tarifa, vivent de la pêche au thon rouge que l’on déguste ici salé comme du temps des Romains. On le pêche en faisant usage de l’almadabra ou madrague (de l’arabe « lieu où l’on frappe ») grâce à un labyrinthe de filets où les poissons se retrouvent prisonniers avant d’être hissés à bord des larges barques de bois. Une technique ancestrale qui n’avait pas échappé à Christophe Colomb.

 

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