De la désinformation et des idées reçues sur le Tibet et le Dalaï-Lama

Des spécialistes du Tibet et du bouddhisme adressent une réplique à la chronique de Vincent Engel.

Temps de lecture: 8 min

Les idées reçues sur le Tibet et le Dalaï-Lama ont la vie rude, en témoigne l’article de Vincent Engel « La « sagesse » et le côté obscur du Dalaï-Lama », publié le 1er octobre 2016 sur lesoir.be et plus.lesoir.be

L’article ne brille à vrai dire pas par son originalité, la plupart des idées qui y sont exposées circulant régulièrement dans certains milieux d’extrême gauche qui se font forts de relayer les thèses officielles sur le Tibet soutenues par Beijing. Vincent Engel ne se cache d’ailleurs pas d’avoir « été particulièrement aidé par les travaux d’André Lacroix », son ancien professeur d’histoire au collège, qu’il qualifie non sans une certaine tendresse de « militant de gauche de la première heure et sa vision peut être biaisée»… André Lacroix, qui est certes un idéaliste croyant se battre pour le bien de l’humanité, puise lui-même l’essentiel de son analyse dans les travaux d’une militante du PTB de longue date, ayant passé plusieurs années en Chine où elle semble avoir entièrement adopté les thèses du Parti Communiste. Dans ses écrits, elle présente la question du Tibet et le bouddhisme tibétain en parfaite concordance avec la version chinoise datant de l’époque de la Révolution culturelle, version à laquelle même le gouvernement chinois ne fait plus référence de-puis belle lurette…

Ainsi, la principale idée reçue sur le Tibet, selon laquelle celui-ci serait une partie inaliénable de la Chine depuis au moins 700 ans, est en réalité un argument central de la justification par la Chine de son invasion militaire du Tibet en 1950 et de son occupation, et n’est d’un point de vue historique pas supporté par les faits. Au XIIIe siècle, le Tibet est bien intégré à la dynastie des Yuan qui a régné de 1277 à 1367. Mais rappelons que cette dynastie est fondée par des Mongols, héritiers de l'empire de Gengis Khan qui ont notamment défait les armées des Song chinois. Comme le souligne l’historien Eliott Sperling, prétendre que l’instauration du pouvoir politique et militaire mongol sur le Tibet initie historiquement une relation d’appartenance du Tibet à la Chine revient à postuler que la dynastie mongole des Yuan se considérait comme chinoise, et qu’elle a établi son Empire comme un Empire chinois : deux propositions indéfendables... Le Tibet ne figure d’ailleurs pas comme faisant partie du domaine impérial dans les très officielles « annales des Yuan ».

Un système en transition

De même, le cliché selon lequel le régime tibétain traditionnel était un système féodal qui opprimait le peuple et reposait sur le servage n’est qu’un des éléments de l’ancienne propagande officielle. Ici, l’enjeu n’est rien de moins que la légitimité même des prétentions chinoises sur le Tibet et une tentative de justifier la nécessaire « libération » de ce peuple opprimé. Ce discours n’est en effet apparu qu’en 1955, soit 5 ans après l’invasion militaire. En 1950 il s’agissait de « libérer » les Tibétains non pas de la féodalité mais des « impérialistes occidentaux ». Cette reformulation postérieure visait à s’assurer le soutien du peuple chinois qui ne connaissait rien au Tibet. Certes, la société tibétaine était de manière générale à la fois relativement pauvre et inégalitaire, comme l’était durant la première moitié du XXe siècle la majeure partie de l’Asie, y compris la Chine. Cepen-dant, il est important de noter que le système politique et social du Tibet était en transition au moment de l’annexion chinoise, le jeune Dalaï-Lama voulant y apporter ses réformes.

« Le troisième pôle »

En ce qui concerne la théorie selon laquelle les forces occidentales soutiendraient la résistance tibétaine, le livre de Mikel Dunham, Les guerriers de Bouddha : Une histoire de l’invasion du Tibet par la Chine, de la résistance du peuple tibétain et du rôle joué par la CIA (Actes Sud, 2007), décrit fort bien comment les mouvements armés tibétains reçurent effectivement le soutien des Etats-Unis par l’intermédiaire de la CIA, notamment sous forme d’argent, de parachutage de matériel et d’armement, et de formation de résistants aux techniques de renseignement et de guérilla. Dans le contexte de guerre froide, le soutien à cette résistance s’inscrivait pour le gouvernement améri-cain dans sa stratégie d’endiguement de la puissance communiste chinoise. L’ampleur de ces mesures est cependant bien trop souvent exagéré (la CIA aurait ainsi versé 1,5 million de dollars au total aux mouvements armés tibétains, et non 1,7 par an comme parfois indiqué !) et cessa dans tous les cas dès l’instant où le gouvernement américain opéra un rapprochement avec la Chine, concrétisé par la visite du président Nixon en 1972. Les forces paramilitaires tibétaines ne purent pas faire face à la plus grande armée du monde, pour qui l’annexion du Tibet garantissait non seulement une position géostratégique dominante sur le continent asiatique, mais aussi un accès à des ressources minérales et aquatiques exceptionnelles (le Tibet est aussi surnommé le « troisième pôle » car il contient les plus larges réserves d’eaux non salées de la planète après les Pôles Nord et Sud), sans parler de « l’espace vital » pour le pays le plus peuplé du monde qui a ainsi absorbé un territoire de 3.500.000 km2 avec une population de seulement 6.000.000 de Tibétains.

La poignée de main, une adhésion ?

Une autre rumeur infondée qui refait régulièrement surface est celle de l’implication de volontaires tibétains aux côtés des nazis ; il s’agit là encore d’un mythe, qui a été démonté très clairement par Isrun Engelhardt (université de Bonn), reconnue dans les milieux scientifiques pour la qualité de ses travaux sur le Tibet et les nazis (1). Il est pourtant vrai qu’Heinrich Harrer, un alpiniste autrichien arrivé à Lhassa en 1944, donna en 1949 des cours d’anglais au Dalaï-Lama qui avait alors 14 ans ; Harrer écrivit ensuite le livre à succès Sept ans au Tibet. En 1997, juste avant la sortie du film du même nom de Jean-Jacques Annaud, il s’avéra qu’en 1938, Heinrich Harrer avait adhéré au SS, ce dont il n’avait jamais parlé dans aucun de ses livres et ce qu’ignorait en 1949 le gouvernement tibétain. Cette révélation, qui a fait la une de la presse et a conduit à adapter le film en dernière minute pour y inclure ce passé « oublié » de Harrer dont le rôle fut joué par Brad Pitt, a été bien relayée par le gouvernement chinois (2), même si Simon Wiesenthal a déclaré lors d'une interview que « Harrer n'avait pas fait de politique et était innocent de toute mauvaise action » (3). Pour démontrer la sympathie qu’éprouverait le Dalaï-Lama pour l’extrême droite, certains sont allés jusqu’à s’appuyer sur une photo où le leader spirituel tibétain serre la main de Jorg Haider, à l’occasion de l’inauguration d’un centre tibétain de santé le 14 mai 2006 en Carinthie, où Haider fut gouverneur. Cela voudrait dire que depuis que François Hollande a serré la main de Marine Le Pen lors d’une cérémonie à l’Elysée, comme on a pu le voir récemment à la télévision, il adhère aux thèses du Front National…

Propos déformés

Récemment, le Dalaï-Lama a aussi été attaqué de manière plus directe par certains de ses détracteurs l’accusant d’avoir appelé au rejet des réfugiés et au maintien d’une Allemagne chrétienne et non musulmane, dans une interview donnée au journal allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung paru le 31 mai 2016. Ces accusations offensantes, colportées par des spécialistes de l’art contestable de prendre des parties de phrases hors de leur contexte, sont pour le moins ridicules quand on connaît le message de compassion du Dalaï-Lama, lui-même réfugié en Inde depuis plus d’un demi-siècle, et son engagement continu en faveur de la tolérance et du dialogue inter-convictionnel. Le Prix Nobel de la Paix a d’ailleurs récemment appelé les pays d’Europe à ouvrir leurs portes pour accueillir les réfugiés « qui fuient des situations immensément difficiles ». Ce qu’il a aussi dit mais qui a été déformé par ses détracteurs est que les réfugiés devraient à terme retourner dans leur pays pour l’aider à se reconstruire.

Certains ont également pu dénoncer le prétendu silence du leader spirituel Tibétain (et d’une autre Prix Nobel de la paix, Aung San Suu Kyi) sur les pogroms commis par des bouddhistes à l’encontre des Rohingyas. Or, on trouve sur internet de nombreuses condamnations publiques et catégoriques que le Dalaï-Lama a prononcées à ce sujet depuis 2012, insistant à plusieurs reprises par écrit auprès d’Aung San Suu Kyi « d’user de son influence pour parvenir à une solution pacifique ». Même le site musulman al-kanz.org remarque que « les propos du Dalaï-Lama tranchent par leur fermeté avec les timides déclarations d’Aung San Suu Kyi ».

Depuis 2009, au moins 144 Tibétains se sont immolées par le feu, témoignant de l’environnement ultra-répressif et de la situation catastrophique des droits de l’homme qui continuent de régner sur le toit du monde : restrictions à la liberté de religion, torture systématique des prisonniers politiques, sédentarisation forcée des nomades, limitation de l’utilisation de la langue tibétaine, contrôle des monastères, dégradation de l’environnement, discriminations quotidiennes… Et finalement, c’est là qu’est réellement le cœur de l’intérêt pour la question tibétaine aujourd’hui.

* www.savetibet.org

(1) Isrun Engelhardt, The Nazis of Tibet : A twentieth century myth, in Monica Esposito (sous la direction de), Images of Tibet in the 19th and 20th Centuries, Ecole française d'Extrême Orient, coll. « Etudes thématiques », 2008.

(2) Beijng Reviewmars 1998, « Nazi authors Seven Years in Tibet ».

(3) H. Louis Fader, « Called from obscurity: the life and times of a true son of Tibet, God's humble servant from Poo, Gergan Dorje Tharchin: with particular attention given to his good friend and illustrious co-laborer in the Gospel Sadhu Sundar Singh of India », Volume 2, Tibet Mirror Press, 2004.

Aux lecteurs et lectrices qui souhaiteraient s’informer sur le Tibet en se basant sur des sources cré-dibles, diversifiées et sérieuses, nous suggérons les ouvrages suivants : Robert Barnett (ed), Tibetan Modernities: Notes from the Field on Cultural and Social Change, Brill, 2008. Anne-Marie Blondeau et Katia Buffetrille (ed.), Le Tibet est-il chinois ? : réponses à cent questions chinoises, A. Michel, 2002. Thierry Dodin (Eds.), Imagining Tibet: Perceptions, Projections, and Fantasies, Wisdom Publications, 2001. F. Korom (ed.), Constructing Tibetan Culture: Contemporary Perspectives, Quebec, World Heritage Press, 1997. Françoise Robin (dir.), Clichés tibétains : idées reçues sur le Tibet, Le cavalier bleu, 2011. Warren W Smith, China’s Tibet ? : autonomy or assimilation, Lanham, Md., Rowman & Little-field Publishers, Inc., 2008. Elliot Sperling, The Tibet-China conflict : history and polemics, Washington, DC, East-West Center Washington, 2004. Woeser Tsering, Mémoire interdite. Témoignages sur la Révolution culturelle au Tibet, Gallimard, 2010.

 

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