Signes des temps dans les tranchées de l’art

Il va sans dire que les artistes, naturellement tourmentés, n’anticipent pas littéralement les événements à travers des œuvres qui seraient comme des boules de cristal. Faisant profession du monde et de ses changements, ils en font toutefois une lecture poétique, critique, subversive, qui s’avère parfois alarmante et visionnaire.
A la fin du 19e siècle, l’industrialisation, l’urbanisation, les nationalismes, le colonialisme, l’évolutionnisme secouent les habitudes et concourent à un état de crise. C’est à ces fièvres qui agitent tout le corps de la société et le psychisme individuel, à leur traduction en images, que l’exposition s’attache.
La belle époque, c’est une évidence, ne fut pas si belle que cela. Si le progrès et la technique semblent à leur apogée, si l’art montre une rare effervescence et si le futur paraît regorger de possibilités, tout cela a son revers. Le bouleversement des habitudes et des modes de vie et de travail, les idées nouvelles et les débats qu’ils engendrent ont leur coût en termes d’inquiétude, de fantasme, de souffrance et même d’altérité.
Autopsie de l’idée de progrès
De tels thèmes sont loin d’être nouveaux mais l’exposition fait œuvre originale en ne ciblant pratiquement, de 1880 à 1913, que des œuvres fortes qui font l’autopsie de l’idée de progrès comme promesse et comme deuil, témoignent du climat complexe et contradictoire.
Six pays européens, la Belgique en tête, ont prêté des œuvres puissantes d’artistes célèbres ou moins célèbres, couvrant un large spectre qui va du naturalisme et du symbolisme aux modernismes. On pourrait concevoir cent expositions différentes sur ce thème si riche mais celle-ci, bien structurée et mise en espace, atteint son but dans la concision, sans accumuler les pièces ni délayer le propos.
La première salle donne le ton. Un magnifique Paulus intitulé Maternité plante le paysage de l’industrialisation, du désarroi social et familial. Une femme et deux enfants errent le long de la Sambre sous un ciel enfumé. La matière chaleureuse et lumineuse souligne un calme apparent, annonciateur de tempête, une tempête relayée par Le terril de la Montoise d’origine française Cécile Douard. Ce beau tableau fiévreux, audacieux, qui représente l’escalade d’une colline abrupte par une foule de travailleuses dans une atmosphère d’Apocalypse, fait écho aux œuvres remarquables d’Henri De Groux comme Le charnier et, dans une atmosphère plus lugubre et romantique, Le cadavre de Félix Vallotton.
Chagrin sans fin
Plusieurs sculptures de George Minne de la meilleure facture, ployant dans un chagrin sans fin, renvoient à des œuvres maîtresses de Zadkine, de Rodin et de l’Allemand Wilhelm Lehmbruck. Ensor, Rops, Kubin, fort bien représentés également, haussent le ton jusqu’au fantastique, la satire, le satanisme, la folie, la sexualité débridée. Pris dans le tourment des formes modernistes, le beau tableau de Jakob Steinhardt, Caïn, a quelque chose de la fièvre d’un Greco.
La psychologie des profondeurs n’est pas oubliée. Des petites huiles sur carton du compositeur Schönberg la sondent en visions directes, hallucinées. Spilliaert, dont on ne voit ici que des œuvres irréprochables, notamment l’autoportrait de 1907, et Xavier Mellery s’attachent au climat inquiétant de lieux désertés de figures humaines. Et Munch est là aussi, avec son emblématique cycle dédié à l’angoisse.
La manière dont l’exposition se clôture sur les visions utopistes est moins riche plastiquement, mais aussi cohérente.
BAM, rue Neuve, 8, Mons, jusqu’au 23 novembre. www.bam.mons.be