Charlie Hebdo: comment en est-on arrivé là?






Serge July, l’ancien patron de Libération, n’y croit pas non plus. « Il était évident qu’une histoire comme Daesh allait déborder d’une manière ou d’une autre, lâche-t-il. Ceux qui ont fait ça avaient une expérience et une pratique des armes de guerre. Peut-être ont-ils été entraînés en Syrie ? Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la France est en guerre contre Daesh mais également contre d’autres islamistes, au Mali, en Libye, qu’elle fournit des armes aux Kurdes irakiens… Tout cela pèse et excite. Il n’y a donc pas simplement, me semble-t-il, la vieille fatwa que viendraient d’exécuter ces trois terroristes. Il y a une agressivité contre la France qui tient aux choix politiques et militaires qui ont été faits. »
La piste Daesh, Alexandre Adler n’y croit guère non plus. « La France ne fait pas grand-chose au Moyen-Orient qui contrarie énormément Daesh, explique-t-il. On sait par ailleurs que le gouvernement, et Laurent Fabius en particulier, est très hostile à une absolution du régime el-Assad et s’accroche à l’idée qu’il faut armer l’armée libre syrienne. En revanche, où est-ce que la France gêne vraiment le djihadisme ? En Afrique. Et là, je peux comprendre l’inquiétude d’Al-Qaïda au Maghreb. Ce qui serait congruent avec la signature des auteurs d’attentats, qui se sont clairement identifiés comme membres d’Al-Qaïda… Ces gens parlaient un français parfait et connaissaient la société française et la géographie des rues de Paris. Il y a donc de très fortes chances qu’il s’agisse de Maghrébins disposant d’un passeport français ayant été formés avec une grande minutie – qui se retrouve dans la préparation de l’attentat – dans une zone tribale du Pakistan pour commettre des attentats. La DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure, NDLR) a du reste déjà démantelé un réseau qui avait exactement cette tâche… »
Le ver dans le fruit
L’enquête ne fait naturellement que débuter. A ce stade, une seule chose est sûre : les auteurs de l’attentat ont crié « Allahou Akbar ». Pourtant, notre chroniqueurJean-François Kahn a noté un phénomène troublant. « Quand on a annoncé l’attentat, il y a eu une cascade de réactions, de tous les côtés, mais il a fallu attendre un communiqué d’un des responsables du Front National pour que le mot « terroriste islamiste » apparaisse, explique-t-il. Personne ne le prononçait. Et ça, c’est terrible ! C’est du terrorisme islamique. Il y a une montée du radicalisme islamiste. Le ver est dans le fruit. Ce n’est pas la peine de le dissimuler, de le cacher. Il faut toujours regarder les vérités en face, même si elles dérangent, et pas se réfugier sans cesse derrière le paravent du déni. Maintenant, il ne faut pas non plus passer d’un extrême à l’autre. Il ne faudrait pas basculer complètement dans le fantasme. En 1900, il y avait des commandos serbes qui, à Paris, venaient régler leurs comptes à des gens dont ils pensaient qu’ils avaient porté atteinte à la cause serbe… Mais le déni joue en faveur des thèses de Zemmour, et singulièrement au moment où passe le livre de Houellebecq. Car d’une certaine manière, Houellebecq dit ce que Zemmour n’ose pas dire… »
Pour le philosophe André Glucksmann, le terrorisme religieux est une chose profonde : c’est « l’union du prosélytisme des âmes et de la mobilisation des armes ». Selon lui, il s’agit d’un danger qui menace toutes les religions monothéistes. Et tous les croyants : les catholiques et les juifs à leur époque et les musulmans aujourd’hui. « C’est pourquoi je suis partisan de ne pas réduire ce qui s’est passé à une simple affaire de presse, poursuit-il. Il s’agit des dangers d’une religion qui prend les armes et qui ne se manifeste pas simplement en France, mais au niveau mondial. Cela n’implique pas que ce soit un danger “par l’islam”, mais c’est un danger “dans l’islam” », comme il y avait un danger dans d’autres religions monothéistes auparavant. Je pense qu’il faut être strictement intolérant : non pas avec l’islam mais avec l’islamisme. » Pour André Glucksmann, les premiers concernés sont les musulmans eux-mêmes. « Les musulmans doivent protester, manifester, descendre dans la rue, contre ce terrorisme musulman, qui se commet au nom de Dieu ».
Et maintenant ? « S’en prendre à quiconque, c’est terrible, mais s’en prendre à un journal, c’est s’en prendre à la liberté d’expression. Les caricatures que Charlie Hebdo avait publiées n’étaient qu’une manifestation de cette liberté, conclut Serge July. C’est cette valeur absolument essentielle pour nous qui a aussi été visée. Il y a une menace qui fait peur aux Français. Maintenant, on va entrer en Vigipirate supérieur, il va y avoir des patrouilles partout, c’est un climat qui va être très lourd. Alors est-ce que des imbéciles vont aller brûler des mosquées, est-ce que cela va encourager des actes de folie ? C’est possible. Au plan politique, cela va nourrir encore cette grande peur française et européenne à l’égard de l’islam. Comme l’a dit Gérard Larcher, le président du Sénat, le moyen de répondre, c’est l’union de la République. Il ne faut pas qu’il y ait la moindre faille entre tous les républicains. »
Sécurité : Quelles mesures vont être prises ?
Les mesures de sécurité dont bénéficiaient les dirigeants de Charlie Hebdo n’ont pas permis de contrer le risque d’attentat. L’un des policiers qui assuraient depuis décembre 2012 la protection rapprochée du rédacteur-en-chef de l’hebdomadaire, Charb, a lui-même été abattu au sein de la rédaction par les terroristes. Dès l’annonce de l’attentat, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve a donné instruction à tous les préfets de renforcer, aux quatre coins de la France, les dispositifs de sécurité. Dans le Sud-Ouest ou dans le Nord, des instructions ont ainsi été données pour équiper tous les agents de la force publique de gilets pare-balles et de renforcer les patrouilles sur les lieux de rassemblement. L’alerte est maximale à Paris (plan Vigipirate « attentat ») où des compagnies de CRS supplémentaires (500 hommes) ont été déployées pour assurer la sécurité des institutions et des rédactions, cibles potentielles des terroristes en fuite. Dès hier après-midi, des grandes surfaces avaient fait appel à des vigiles supplémentaires pour rassurer leur clientèle.
Ces mesures de sécurité sont appelées à perdurer, en tout cas tant que les auteurs de la fusillade n’ont pas été arrêtés. Fin décembre dernier, la DGSI (Direction générale de la Sécurité intérieure) avait indiqué avoir déjoué 5 projets d’attentats fomentés par 13 filières démantelées, toutes liées aux groupements de recrutement de djihadistes. Malgré ces succès et une présence massive de policiers justifiée par les craintes traditionnelles portant sur les fêtes de fin d’année, l’attentat tant redouté a eu lieu. De nouvelles mesures sécuritaires devraient être arrêtées par le gouvernement Valls qui a multiplié les réunions de coordination, hier après-midi. Il est question de renforcer la surveillance aux frontières terrestres, maritimes et aéroportuaires. La DGSI, traditionnellement au premier rang des opérateurs de l’antiterrorisme, va jouer un rôle majeur par la réactivation de ses contacts discrets au sein des milieux islamistes et redoute de découvrir que les auteurs de l’attentat figuraient au nombre des quelques centaines de personnes habituellement placées sous la surveillance de ses services. Des reproches lui avaient été adressés pour n’avoir pu empêcher les attentats commis par Merah (Toulouse) et Nemmouche (Bruxelles). Pour tous les résidents français, la montée en puissance des mesures sécuritaires va impliquer des atteintes possibles aux libertés : contrôles renforcés des communications, du trafic de l’internet, tentation de durcir les procédures répressives devant les tribunaux. Dans tous les pays touchés par le terrorisme, les bombes ou les fusillades atteignent toujours cette cible : les libertés démocratiques
Vivre-ensemble : Quelle société pour demain ?
Rachid Benzine est un islamologue français né au Maroc. Encore peu connu du grand public, il porte pourtant une parole indispensable.
Dans le contexte sociétal que l’on connaît en France (montée du FN, polémiques avec Zemmour et Houellebecq…) comme en Europe (mouvements anti-islam en Allemagne…), quel impact peut avoir cet attentat sur les consciences, sur le « vivre-ensemble » ?
La France tout entière est victime de cet attentat, et l’islam de France avec elle. Remonter la pente va être de plus en plus difficile dans un pays déjà influencé par le FN, Zemmour, la manif pour tous… Nous n’y arriverons que si nous résistons, notamment à tout ce qui germe de violences dans nos religions, que ce soit l’islam, le christianisme et les autres. Nous sommes dans un climat très difficile entre la radicalisation de certains jeunes qui partent en Syrie, et l’islamophobie. La nuance est très difficile à apporter car chacun cherche à détruire l’être en face de lui.
Vous êtes pessimiste pour les mois, les années à venir ?
Les mois et les années à venir vont être très difficiles, oui. Nous devons sortir de ces impasses dans lesquelles nous nous trouvons aujourd’hui et qui vont finir par nous tuer. Car il y a, au sein de la société, un vrai soupçon de part et d’autre. Seules les familles musulmanes européennes peuvent nous sauver. Elles sont le meilleur rempart contre l’extrémisme. Parce que, par nature, elles inculquent un islam non violent. Mais elles sont aussi particulièrement malléables car les gens ne sont pas outillés pour acquérir une approche critique de leur religion. Il faut aujourd’hui faire ce travail qui n’a pas été fait pendant quarante ans.
Les musulmans doivent aussi se mobiliser…
Ils doivent descendre dans la rue ce soir, oui, mais en tant que citoyens, parce qu’ils sont Français et que c’est la France qui a été visée. Ensuite un examen de conscience doit être fait par tous : par les politiques comme les responsables religieux. La question est : qu’avons-nous raté ? Il y a eu des ratés ces quarante dernières années dans la lutte contre les discriminations… On peut légitimement penser que ces assassins sont des fils de France, même s’ils sont passés par des réseaux terroristes à l’étranger. Ces jeunes sont en rupture avec leur tradition religieuse, dont ils n’ont que des bribes, avec lesquelles ils se construisent. Plus la société va les rejeter, plus ils vont trouver dans l’identité la plus fermée un élément de justice. Il va falloir trouver comment les inscrire dans notre roman national au lieu d’en faire tout le temps des éléments extérieurs. Au lieu de dire qu’ils font ça parce que culturellement, religieusement, ils sont incompatibles avec la société française. Ce type de discours finit par créer une rupture. Ce sont ce que j’appelle des prophètes de malheur : à force de prédire des prophéties apocalyptiques, elles se réalisent. Mais les responsables religieux doivent aussi faire leur examen de conscience. Il ne s’agit pas juste de rétorquer que “l’islam, c’est la paix”. Quel islam est principalement enseigné dans nos mosquées, dans nos écoles ? N’est-ce pas surtout le wahhabisme saoudien et la vision des frères musulmans, avec des conceptions fondamentalistes, liberticides ? Il faut aujourd’hui donner aux gens les outils, comme l’histoire, pour intérioriser les critiques, même les plus intimes. Si on avait fait ce travail-là il y a 20, 30 ans, on n’en serait pas là.
Politique : Vers une instrumentalisation ?
Une heure après l’attentat, François Hollande se rendait déjà sur les lieux pour condamner un acte d’une « extrême barbarie ». À l’Elysée, les drapeaux étaient aussitôt mis en berne et une réunion de crise était convoquée d’urgence avec tous les ministres concernés et les responsables des forces de l’ordre pour décider d’un renforcement immédiat du plan Vigipirate à son niveau maximum, celui de l’« alerte attentats ». À vingt heures, le Président prononçait une nouvelle allocution solennelle à la télévision pour décréter le deuil national. À chaque fois, le chef de l’État insistait lourdement sur la nécessité du rassemblement et de l’unité du pays. « Le message de la liberté, nous continuerons de le défendre », a-t-il dit. « C’est la République qui a été attaquée, le pluralisme, la démocratie, l’idéal de justice et de paix ». Le rassemblement de la nation, pour conjurer le terrorisme ? Au-delà de son émotion évidemment sincère face à une telle tragédie, l’idée de François Hollande lui permet d’incarner la fonction présidentielle comme jamais depuis le début de son mandat. Comme Jacques Chirac, à qui il rend si souvent hommage et à qui on le compare souvent, l’avait fait lors de la vague d’attentats islamistes de 1995… François Hollande recevra les présidents des Assemblées et les chefs de partis représentés au Parlement, annonce-t-il d’ailleurs. Un chef de guerre sur le plan intérieur, comme il est déjà un chef de guerre tout court sur les théâtres extérieurs depuis que la France s’est engagé contre les islamistes au Mali avant de se joindre aux frappes de la coalition contre Daesh en Irak. Pas sûr que dans ce contexte qui a déjà de faux airs de précampagne électorale, ses adversaires le suivent sur ce terrain…
Nicolas Sarkozy, qui a repris les commandes de l’UMP en novembre en lorgnant déjà sur la future présidentielle de 2017, jure pour l’heure de faire bloc. « Notre nation est endeuillée (…), la république doit se rassembler. J’appelle tous les Français à refuser la tentation de l’amalgame et à présenter un front uni face au terrorisme, à la barbarie et aux assassins », a réagi l’ancien Président. Avant d’ajouter même que sa formation politique « soutiendra sans réserve toutes les initiatives du gouvernement qui iront dans ce sens ».
Contexte inflammable
Mais le contexte est si inflammable qu’il va prêter à toutes les récupérations ou du moins les instrumentalisations politiques. Comme lors de l’affaire Merah, en pleine course présidentielle de 2012. Après les tueries de Montauban et de Toulouse, la campagne avait alors été suspendue, prétendaient en chœur tous les postulants à l’Elysée. Tout en sachant que leur attitude face à la tragédie serait précisément guettée au plus près par les électeurs…
Alors que la place de l’islam est depuis des mois au cœur du débat politique, le livre de Michel Houellebecq (Soumission, éditions Flammarion) publié le jour même de l’attentat vient ajouter son lot de polémiques à celles déjà lancées par Éric Zemmour avec son best-seller « Le Suicide français » (Éditions Albin Michel). Marine Le Pen, qui se félicite d’être déjà à la tête du « premier parti de France » depuis les dernières élections européennes, ne se privera pas de cultiver le terreau. « Cet attentat doit libérer notre parole face au fondamentalisme islamiste », a-t-elle déjà prévenu. « Cela signifie apporter des réponses franches et claires ». Alors que la présidente du Front national devait présenter ce jeudi ses vœux à la presse, elle a saisi l’occasion pour transformer le rendez-vous en conférence de presse sur l’attentat.
Chaos : Les terroristes ont-ils gagné ?
Ces prophéties d’un Eric Zemmour vont-elles se réaliser, lui qui estime qu’un affrontement entre des communautés « qui n’auront plus les mêmes valeurs ni les mêmes intérêts » est possible en France – laquelle, « historiquement est le pays des guerres civiles et des guerres de religion » ?
Pour l’analyste Alexandre Adler, le secret espoir de ceux qui ont commis cet attentat, – qui connaissent la France et qui ont agi avec grande détermination (lire ci-dessus) – c’est bel et bien « de creuser un fossé entre la population française et sa minorité musulmane ». Pourquoi ? « Parce qu’ils estiment que c’est un moyen de recruter des gens fragilisés, à un moment où ils perdent pied dans le Moyen-Orient », répond-il. Pour Alexandre Adler, ce qui est certain en tout cas, c’est que cette tragédie arrive au pire moment : « au moment où Houellebecq va sortir un pamphlet anti-musulman, où Zemmour a fait des tirages invraisemblables (avec son Suicide français, NDLR) et où Marine Le Pen capitalise sur les hostilités et les craintes de la population française ».
Si cette analyse est correcte, les Français sauront-ils garder la tête froide, ne pas tomber dans le panneau ? En clair, feront-ils la part des choses entre quelques fanatiques qui tuent au nom de Dieu et l’immense majorité de la communauté musulmane, qui n’aspire qu’à vivre en paix ? « Apparemment, ils ne le font pas, déplore l’ancien patron de Libération, Serge July. Il y a un rejet de l’islam au niveau européen, et pas simplement en France. L’Europe est très portée à l’islamophobie, sans faire le détail entre un islam raisonnable, qui est celui pratiqué par 99 % des musulmans français, et un islam de guerre, pratiqué par 1 % des foldingues. Regardez ce qui se passe en Allemagne : quand on interroge les gens qui manifestent “contre les salafistes”, dans les faits, ils mettent tout le monde sur le même plan : l’islam est une religion terroriste. En France, la question de l’islam est posée par le Front National, par Zemmour, par Houellebecq… et tout cela va dans le même sens. »
Notre chroniqueur Jean-François Kahn, se montre lui aussi relativement pessimiste à ce sujet. « Cela fait partie, hélas !, des invariants politiques : il y a toujours une part énorme d’une population, de quelque pays que ce soit, qui ne fait pas la part des choses, explique-t-il. De nombreux Français ont considéré que Dreyfus était un traître parce qu’il était Juif ; ils ne faisaient pas la part des choses. Mais à partir du moment où un certain nombre de gens répètent, pilonnent, dans la presse de gauche bien pensante, qu’il n’y a pas plus d’immigrés aujourd’hui en France qu’avant-guerre, n’importe quel connard qui dit qu’il y en 15 millions, il est entendu… La seule voie possible est de regarder la vérité en face, sans déni, ni excès. »