Raphaël Glucksmann:«Nous avons oublié la force des idées»

Pour l’essayiste, Ruquier est le symbole de ces élites apolitiques qui ont considéré que les idées (d’un Zemmour) n’étaient que de simples narrations sans danger.

Chef du service Forum Temps de lecture: 5 min

L’essayiste français Raphaël Glucksmann a grandi à une époque grisée par la chute du Mur de Berlin (novembre 1989), la fin proclamée des idéologies et la disparition des périls. Une génération vernie, qui ne connaîtrait la guerre, ni chaude ni froide, oublierait les clashs politico-religieux des temps passés… On a vu la suite, hélas ! D’où le titre de son dernier essai : Génération gueule de bois, sous-titré : Manuel de lutte contre les réacs (Allary Editions).

Guerre aux portes de l’Europe, en Ukraine ; attaques terroristes liberticides à Paris et à Copenhague ; montée en flèche de l’extrême droite… Qui est responsable de ce scénario catastrophe ?

« Tous ces événements que vous citez visent la même chose : la paix, la liberté, le progrès social, qui nous semblaient acquis, ont été attaqués par des gens très différents mais qui, au fond, avaient tous la même cible. Alors, les responsables des attentats, ce sont ceux qui les ont commis, comme le responsable de l’invasion de l’Ukraine, c’est Vladimir Poutine…

Mais on est responsable d’une chose : de la démission collective de ma génération, de la précédente, mais également de ceux qui gouvernent la France et l’Europe. Tout a effectivement commencé en 1989. Au moment où la démocratie libérale triomphe, la grande conclusion qu’en tirent les élites politiques, mais aussi culturelles, c’est que l’ère des grands conflits idéologiques est finie et qu’en un sens, les idées elles-mêmes ne sont plus nécessaires.

Avec trois conséquences. Un, l’incapacité profonde à comprendre qu’il y a encore des ennemis, des gens qui refusent de penser et de vivre comme nous et qui nous attaquent. Deux, l’incapacité à voir le danger de propager les idées d’un Zemmour : c’est l’exemple sidérant de Ruquier, qui découvre aujourd’hui qu’il a contribué à son succès en le faisant parler pendant cinq ans…Il est le symbole des élites apolitiques qui, en gros, ont considéré que les idées de Zemmour n’étaient qu’une simple narration. Il ne croyait pas que c’était dangereux parce qu’il ne croyait pas qu’une idée puisse être importante. Enfin, troisième conséquence : c’est l’incapacité à se définir soi-même. Lors de l’extraordinaire sursaut après les attentats de Paris, quand 4 millions de personnes sont descendues dans la rue, la chose marquante, c’était silence. Il n’y a pas eu de slogans, pas de discours. Parce que c’est très compliqué pour nous de produire un discours sur nous-mêmes. Comme on a pensé qu’il était inutile désormais de penser le monde en termes d’idées et d’idéologies, on a pensé que la démocratie dans laquelle on vivait était quelque chose comme l’air qu’on respire. »

La défiance envers les institutions est très grande…

« Effectivement. Si Hollande est 23 % d’opinions favorables, ce n’est pas parce qu’il est personnellement nul : Sarkozy et Chirac ont eux aussi perdu 30 points au lendemain de leur élection. Le problème, c’est que, fondamentalement, la manière dont la politique est conçue, dont les institutions fonctionnent, ne convient pas à la réalité de la société actuelle, et particulièrement à sa jeunesse. Une génération qui, mine de rien, à l’habitude de consulter une encyclopédie qu’elle écrit elle-même (Wikipédia), ou de voter dans chaque émission qu’elle regarde et dont d’ailleurs elle est le principal acteur (avec la téléréalité), ne peut pas être gouvernée comme l’étaient les citoyens de 1958, sous De Gaulle. Il va donc falloir que les institutions s’adaptent. Parce que si les institutions ne sont pas capables de s’adapter, si elles ne peuvent pas parler la langue de ce temps-ci, elles vont pourrir et s’effondrer. Plus on acceptera cette inadéquation des institutions et des élites républicaines traditionnelles à l’époque, plus on a de chances que l’emporte la réaction. Antonio Gramsci, qui a bien analysé ces moments d’entre-deux, quand l’ancien monde est mort et que le nouveau n’est pas encore né, a écrit que c’est le moment où la terre enfante des monstres. On est dans un de ces moments-là. C’est le moment du danger absolu, où les Marine Le Pen et les Poutine peuvent s’emparer du pouvoir. »

Bascule idéologique et culturelle, prélude à une bascule politique, comme le prophétisait Gramsci ?…

« Absolument ! Le sondage qui m’interpelle le plus, ce n’est pas celui sur les intentions de vote en faveur du FN, c’est celui qui concerne le rapport des Français aux idées. Il y a un sondage Sevipov qui montre à quel point l’érosion a été rapide. En 2009, 30 % des Français étaient favorables au rétablissement de la peine mort ; ils sont 50 % aujourd’hui. Il y avait 50 % des Français qui pensaient qu’il y avait trop d’immigrés ; ils sont 69 % aujourd’hui. Plus de la moitié des Français estimaient qu’appartenir à l’Union européenne était une bonne chose ; ils sont moins du tiers aujourd’hui. Quand on a ce rapport-là à ces idées-là, il est mécanique que cela produise un vote Front national, car il s’agit du seul parti qui propose un programme qui répond à ces idées-là. Alors il peut y avoir un reste de tabou sur le passage à l’acte dans l’isoloir, mais ce tabou est tellement faible qu’il va finir par sauter par rapport à la dynamique des idées. Si on ne fait pas reculer ces idées-ci, on aura ce vote-là. Mais le problème, c’est qu’on a toujours des élites qui ont un rapport distancié et souvent ironique aux idées. Ils considèrent que ce n’est pas très grave. C’est le cas avec Ruquier, mais c’est malheureusement aussi le cas de la classe politique. »

 

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