Laurent Fabius: «Bachar el-Assad porte une responsabilité écrasante»



La Russie voudrait une coalition internationale contre Daesh. Comment vous situez-vous ?
Moscou dit vouloir une coalition de bonnes volontés. Pourquoi pas ? Mais dans les bonnes volontés, comment inclure M. Bachar el-Assad ? Rappelez-vous l’origine du chaos syrien : une manifestation de jeunes, réprimée dans de telles conditions par Bachar, que le drame s’est propagé avec des violences inouïes, l’utilisation d’armes chimiques, l’internationalisation du conflit, la volonté d’éliminer l’opposition, le développement du terrorisme… Et aujourd’hui 240.000 morts, des millions de réfugiés, un pays déchiré. Dans tout cela, Bachar porte une responsabilité écrasante. Ce n’est pas qu’une question de morale, mais aussi d’efficacité. Le père d’Aylan, l’enfant échoué sur une plage de Turquie dont la photo a fait le tour du monde, est passé, indique-t-on, par les prisons de Bachar ! La plupart des réfugiés ont fui le régime. Et je ne dis évidemment pas cela pour diminuer la responsabilité monstrueuse de Daesh. Penser qu’on pourrait obtenir l’unité de la Syrie, le respect indispensable des diverses communautés, le soutien du peuple en proposant comme solution la personne qui est le principal responsable de tant de malheurs, c’est une illusion. La France est évidemment d’accord et volontaire pour éradiquer Daesh. Mais la solution, comme nous le disons déjà depuis Genève 1, passe par un gouvernement d’union nationale.
Incluant des membres du régime Assad ?
Nous l’avons dit depuis longtemps. Pour éviter un effondrement du système comme en Irak, il faudra conserver les piliers de l’armée et d’autres piliers de l’État. La négociation doit aborder ces aspects : il faut à la fois des éléments du régime et des membres de l’opposition qui refusent le terrorisme.
Le départ de Bachar el-Assad reste un préalable ?
Il faut être clair. Toute discussion est vouée à l’échec si l’on dit : « Quoi qu’il arrive, le futur de la Syrie, ce sera Bachar el-Assad ». Mais si on exige, avant même que la négociation commence, que Bachar el-Assad présente ses excuses, on n’avancera pas non plus.
Comment faire face à l’afflux de réfugiés ?
Il faut à la fois mettre en place des centres d’accueil et d’identification (hotspots) dans les pays de première entrée, organiser un système de répartition équitable, aider les pays hors de l’Union et qui sont en première ligne (Turquie, Jordanie, Liban), rechercher activement une solution politique et militaire au Levant, et mener une forte politique de développement vers l’Afrique. Ce n’est pas par les égoïsmes nationaux qu’on y arrivera. Si on n’agit pas, vite, avec méthode et détermination, les risques d’explosion sont réels et considérables, les conséquences seront de tous ordres.
Faut-il créer des « hotspots » en Italie et en Grèce, mais aussi en dehors de l’Europe ?
En Europe, c’est indispensable et il faut qu’ils fonctionnent effectivement. Pour les pays extérieurs, ce sera plus difficile. Certains l’acceptent, je pense au Niger. Mais on ne peut pas l’imposer. C’est une question de souveraineté.
Une police européenne des frontières ?
La logique de Schengen, c’est bien cela. Des contrôles efficaces aux frontières extérieures et la libre circulation à l’intérieur, avec bien sûr une certaine harmonisation, et des mesures exceptionnelles en cas d’urgence. Mais créer des garde-frontières européens, ça prend du temps. Et l’afflux brutal des réfugiés et des migrants a déséquilibré le système.
« Sur les migrants, c’est la raison d’être de l’Europe qui est en cause »
Un sommet européen aura lieu mercredi. Que peut encore l’Europe ?
L’Europe a connu d’autres crises. Mais là, d’une certaine façon, c’est sa raison d’être et son fonctionnement qui sont en cause. C’est une illusion de croire que chacun s’en sortira en rétablissant les frontières nationales. Mais il faut avoir l’honnêteté de dire qu’au-delà de la solidarité nécessaire envers les réfugiés, on ne pourra pas avoir les portes grandes ouvertes pour tous les migrants économiques. Sinon, qu’est-ce qui va se passer ? Un chaos, un délitement, une extrémisation des phénomènes, y compris dans les esprits, et des conséquences lourdes pour l’Europe sur tous les plans. Par exemple, comment se déroulera le référendum britannique l’an prochain si la question des réfugiés n’est pas réglée, si le peuple britannique a le sentiment qu’il peut mieux s’en sortir seul ?
Quel est encore le ciment de l’Europe ? Un monde sépare la position de l’Allemagne de celle de la Hongrie !
Il y a des principes de base à respecter par chacun. L’Europe s’est élargie notamment à partir du principe de la solidarité interne. Cette solidarité ne peut pas être à la carte.
La libre circulation dans l’espace Schengen est toujours plus menacée. Chacun à leur tour, les pays rétablissent les frontières…
Schengen prévoit que, dans certaines situations exceptionnelles, on peut rétablir les frontières pour un temps déterminé. Mais il faut résoudre les causes profondes du dysfonctionnement.
La France pourrait-elle élever des frontières ?
Dans les termes prévus par Schengen. Cela a déjà été le cas à la frontière avec l’Italie.
Que vous inspire l’élan de générosité de l’Allemagne ?
Au départ, il y a eu un élan positif et généreux de solidarité par rapport à des situations humaines intolérables. Mais il faut pouvoir tenir sur le long terme. Et c’est là qu’on voit la nécessité de prendre de nouvelles décisions.
Angela Merkel a commis une erreur ?
Son geste fort a été perçu de façon encore plus forte. La France, avec l’Allemagne, cherche les solutions qui s’imposent. Chacun doit prendre sa part de la situation, mais d’une situation qui soit maîtrisée.
La France tient-elle son rôle international ?
Gardons-nous de toute arrogance, mais quand on fait le tour du monde, reconnaissons que la diplomatie de la France est en général appréciée, voire admirée ! Voyez nos actions pour lutter contre le terrorisme au Mali, notre rôle pour chercher à trouver des solutions en Ukraine ou en Grèce, notre contribution à l’accord nucléaire avec l’Iran, nos engagements pour la paix, la sécurité, la planète ou l’Europe ! Mais, comme je le dis souvent en souriant, en politique internationale il n’y a pas que la France ! Lors de la première conférence de Genève, en 2012, il n’y avait pas de terroristes en Syrie ! La communauté internationale a été dramatiquement lente et peu efficace.
Mais la France n’a-t-elle pas manqué de cohérence ? Vous avez annoncé de possibles bombardements contre Daesh en Syrie, au risque de renforcer Assad ?
Nous avons reçu des éléments précis selon lesquels des attentats contre la France et d’autres étaient en préparation par des éléments de Daesh depuis la Syrie. Face à cette menace, nous avons pris la décision d’effectuer des vols de reconnaissances pour nous mettre en situation de frapper, si nécessaire. C’est de la légitime défense. Il n’y a pas d’incohérence, mais nous avons adapté notre dispositif face à une menace avérée et augmentée, comme c’était notre devoir.
Pourrait-il y avoir une intervention au sol ?
Il n’est pas envisageable d’envoyer, seuls en plus, des soldats français au sol. D’ailleurs, aucun pays ne veut y aller. S’il existe une leçon à tirer des conflits armés récents, c’est qu’on ne gagne pas ce type de guerre avec des troupes au sol extérieures au pays. L’aviation extérieure peut aider, doit aider, mais il faut que ce soient les populations locales et régionales qui interviennent.
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Sur le climat : « Je suis optimiste, mais d’un optimisme actif »
En décembre se tiendra à Paris la conférence mondiale sur le climat. Près de deux cents pays seront représentés avec l’objectif de limiter le réchauffement. Laurent Fabius est en première ligne. Pour lui, la situation est grave mais il perçoit des signes encourageants.
C’est le sommet de la dernière chance ? Qu’est-ce qui a changé depuis Copenhague en 2009 ?
La situation du climat s’est dégradée. Une série de phénomènes climatiques extrêmes se sont amplifiés. L’année 2014 est la plus chaude jamais connue. Et 2015 le sera sans doute encore plus. La prise de conscience sur la nécessité d’agir est plus forte. Ce qui change aussi, c’est que la réalité scientifique du réchauffement, de ses causes et de ses risques n’est désormais plus sérieusement contestée.
Depuis que les pays occidentaux sont aussi touchés, les climatosceptiques ont moins d’écho ?
Les savants du Giec sont d’accord sur la probabilité d’une augmentation de 4, 5, 6º si nous ne faisons rien ou pas assez vite. Et ils ont obtenu, pour leurs travaux, non pas le prix Nobel de physique ou de chimie mais, à juste titre, celui de la paix !
L’engagement de la Chine et des États-Unis est-il plus important ?
Oui, et ce sont les plus grands émetteurs de gaz à effet de serre. Cette évolution est donc très importante. L’autre facteur positif, c’est la prise de conscience que la lutte contre le dérèglement climatique peut aussi constituer une opportunité de croissance. Je suis optimiste, mais d’un optimisme actif, car il nous reste encore beaucoup de travail.
Malgré cette prise de conscience, nous sommes loin de l’objectif de limiter à 2ºC l’augmentation de la température en 2100…
Attendons d’avoir des chiffres plus précis. D’abord il faudra arriver à un accord juridiquement contraignant, qui limite à 1,5 ou 2ºC au maximum l’élévation de la température en 2100. C’est la base juridique. C’est ce qui fera le succès ou l’échec. Dans le passé, nous n’y sommes pas arrivés. Le fameux protocole de Kyoto ne concernait, lui, qu’une petite minorité de pays.
L’échec de la COP 21 serait aussi l’échec de François Hollande et le vôtre ?
Si c’était un échec, ce le serait pour le monde entier. Si c’est un succès, les gens feront la part des choses. C’est un honneur et une responsabilité pour la France d’accueillir cette conférence même si, compte tenu des difficultés, nous étions le seul pays candidat ! Quand nous avons été désignés, les collègues sont venus me féliciter sur un ton parfois compatissant. Maintenant, je comprends pourquoi…
Sur le plan de la politique française, un éventuel succès permettrait-il d’arrimer les écologistes à la majorité dans l’objectif de la présidentielle de 2017 ?
Puis-je vous répondre avec une dose d’humour ? Les raisons pour lesquelles tel ou tel s’arrime politiquement me paraissent assez mystérieuses…