Variations -- Une Belgique à quatre, à deux, à deux fois trois... ?

Depuis le lancement des négociations institutionnelles au cours de l’été 2010, on bute régulièrement sur le statut de Bruxelles, ainsi que sur des expressions aussi peu limpides que « Bruxelles région à part entière » ou « Commission communautaire commune ». En fait, ces obscurités tournent, pour l’essentiel, autour d’un point seulement : l’exercice, à Bruxelles, des compétences attribuées aux communautés dans le cadre fédéral. Ce point est assez complexe, raison pour laquelle on renonce souvent à l’expliquer dans les médias. On peut pourtant y voir clair, si l’on se concentre sur la logique du système plutôt que sur l’histoire ou sur le droit. La transformation de la Belgique en un Etat fédéral est née de deux aspirations différentes : l’aspiration flamande à disposer d’une autonomie dans des compétences liées à la langue et à la culture, et l’aspiration wallonne à disposer d’une autonomie dans des compétences liées à l’économie et au territoire. Une fois qu’il a été politiquement acquis, dans les décennies 60 et 70, qu’il fallait donner satisfaction aux uns et aux autres, la question s’est posée de savoir comment diviser le territoire national afin de créer des entités fédérées qui, chacune, exerceraient leur autonomie sur leur propre territoire. Une solution simple aurait pu être adoptée et, si elle n’a pas fait consensus à l’époque, elle a inspiré le système plus complexe qui a finalement été mis en place : on aurait pu transformer, tout simplement, les régions linguistiques en entités fédérées. Par vagues successives entre 1921 et 1963, la loi avait en effet dessiné quatre régions linguistiques : trois régions unilingues (française, néerlandaise et allemande) et une région bilingue, celle de Bruxelles-Capitale. La création d’une Belgique à quatre entités fédérées était donc imaginable, mais elle a buté sur deux obstacles. D’une part, tout en admettant de donner aux germanophones, dans leur région linguistique, une certaine autonomie dans les compétences liées à la langue, on imaginait mal, à l’époque, faire aussi de la petite zone germanophone une entité à part dans le domaine économique. D’autre part, de manière en quelque sorte inverse, une fois admis que Bruxelles posséderait, comme la Flandre et la Wallonie, son autonomie au plan économique, un problème subsistait pour les compétences liées à la langue : Bruxelles pouvait-elle être autonome dans ce domaine, c’est-à-dire gérer ces compétences entre Bruxellois francophones et néerlandophones réunis ? De nombreux Bruxellois francophones ne souhaitaient pas composer avec les néerlandophones en matière de culture et de défense de la langue, et de nombreux Bruxellois néerlandophones craignaient, dans ces matières sensibles, la domination numérique des francophones à Bruxelles. La solution finalement adoptée a consisté à créer, non pas une Belgique à quatre composantes, mais une Belgique à deux fois trois : trois communautés et trois régions. La Belgique a innové en créant deux types d’entités fédérées, dont les compétences sont différentes (aux communautés les compétences immatérielles, de la culture à l’enseignement en passant par la santé et l’aide sociale ; aux régions les compétences matérielles, de l’économie au logement en passant par l’environnement et l’aménagement du territoire), et qui ne se recouvrent pas exactement : les germanophones ont leur propre communauté, mais appartiennent à la Région wallonne par ailleurs ; les Bruxellois ont leur propre région, mais ils dépendent, pour les compétences communautaires, soit de la Communauté française, soit de la Communauté flamande, soit de la Commission communautaire commune. Pourquoi un système aussi complexe à Bruxelles ? Francophones et Flamands préféraient que chaque grande communauté mène sa propre politique à Bruxelles, mais il était dangereux de généraliser ce principe à toutes les compétences communautaires. Que faire des CPAS ou des hôpitaux publics, qui doivent être bilingues pour garantir les droits de chacun ? Et que faire des aides sociales qui prennent la forme d’une allocation financière ? Pouvait-on créer des sortes de sous-nationalités à Bruxelles en versant des montants qui auraient été différents d’une communauté à l’autre, au risque de les voir se faire concurrence ? C’est pour régler des questions de ce type que l’article 128 de la Constitution limite doublement les compétences de la Communauté française et de la Communauté flamande à Bruxelles : chacune n’est compétente qu’à l’égard des services, publics ou privés, qui lui appartiennent en raison de la langue qu’ils utilisent (telle école francophone, tel service social flamand), tandis que les services bilingues (les CPAS, certaines maisons de repos…), ainsi que les aides financières directes aux personnes, sont de la compétence d’une entité fédérée créée spécialement à cet effet : la Commission communautaire commune, qui rassemble les parlementaires et les ministres régionaux bruxellois des deux rôles linguistiques. Or c’est précisément sur la répartition des compétences communautaires à Bruxelles que le CD&V se singularise depuis l’été dernier. Lors de leurs missions respectives, Elio Di Rupo et Johan Vande Lanotte ont proposé que les allocations familiales, une fois scindées, soient gérées à Bruxelles par la Commission communautaire commune, et non par les deux grandes communautés. Pour le CD&V au contraire, si de nouvelles compétences sociales doivent être scindées, elles doivent être attribuées aux communautés, sans plus – ce qui est contraire à la Constitution, et a provoqué un blocage du côté francophone, soutenu sur ce point par le SP.A et par Groen ! Lorsqu’il a été question de la scission approfondie des soins de santé demandée par le CD&V, ce dernier s’est à nouveau retrouvé isolé, mais il n’a pas changé d’avis, comme le confirmait hier Steven Vanackere au Soir : pour le CD&V, toute nouvelle compétence attribuée aux communautés doit, à Bruxelles, relever séparément de la Communauté française et de la Communauté flamande. C’est d’ailleurs sans doute pour faire triompher ce principe que le CD&V a préféré, à un moment donné, renoncer à scinder les allocations familiales au profit des soins de santé : il espérait, à Bruxelles, obtenir pour ces derniers ce qu’il n’a pas obtenu pour les premières. Cette position du CD&V ne date pas d’aujourd’hui. Les résolutions institutionnelles du Parlement flamand en 1999 demandaient déjà l’attribution des allocations familiales et des soins de santé aux communautés, avec un libre choix donné aux Bruxellois d’adhérer « au régime de l’Etat fédéré Flandre ou à celui de l’Etat fédéré francophone », ce qui permet de contourner la Commission communautaire commune. Quoi qu’il en soit du projet du CD&V pour Bruxelles, une de ses craintes est manifeste : que l’on renforce le fait bruxellois en donnant à Bruxelles des compétences communautaires accrues (ce que certains appellent, improprement, « reconnaître Bruxelles comme région à part entière »). Le risque, pour le CD&V qui conçoit la Belgique comme fondée sur deux grandes communautés, est de voir ainsi le spectre d’une Belgique à quatre prendre vigueur. En région de langue néerlandaise, communauté et région sont déjà fusionnées. En région de langue française, la Région wallonne exerce déjà certaines compétences de la Communauté française (de même pour la Cocof à Bruxelles), et les Wallons pointus demandent toujours que la première absorbe la seconde. En région de langue allemande, la Communauté germanophone exerce déjà certaines compétences de la Région wallonne, et en réclame d’autres. A Bruxelles, la Commission communautaire commune possède déjà les pouvoirs que l’on a vus, et divers mouvements bruxellois revendiquent son élargissement à toutes les compétences des communautés. Tout cela ne suffit pas, loin de là, à rompre l’organisation actuelle fondée sur le « deux fois trois », mais cela constitue, aux yeux du CD&V, une menace pour la Flandre : être coupée de Bruxelles, et isolée face à trois autres entités qui deviendraient, comme elle, des communautés-régions.

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