Variations : La bouteille à l’encre francophone

Partons d’un constat : le lecteur de bonne volonté n’y comprend pas grand-chose, et même les lecteurs bien informés ont du mal à suivre. Depuis vendredi, avec la publication de l’article de Béatrice Delvaux sur le « Plan W » et les déclarations des ténors politiques qui ont suivi, chaque francophone doit se demander dans quel cadre institutionnel il vit aujourd’hui, et dans quel cadre il vivra demain. La « Fédération Wallonie-Bruxelles », appelée de leurs vœux par Rudy Demotte et Charles Picqué en avril 2008, a été instituée le 25 mai 2011 par une résolution du Parlement de la Communauté française adoptée à l’unanimité. Qu’un de ses principaux ministres, Jean-Claude Marcourt, appelle aujourd’hui à la déconstruire pour la reconstruire sur de nouvelles bases est interpellant. Et ce d’autant plus qu’une telle refonte pourrait poursuivre des objectifs variant considérablement d’un acteur à l’autre : améliorer le lien entre les institutions francophones, déployer l’économie wallonne, supprimer les attaches entre Bruxelles et la Wallonie, voire préparer l’après-Belgique. En réalité, le cœur institutionnel du débat est plus étroit, et il n’a pas varié depuis quarante ans. Dans un Etat où l’on aspirait à créer deux types d’entités fédérées – des communautés fondées sur la langue et des régions fondées sur le territoire –, comment organiser les relations entre les francophones de Wallonie et ceux de Bruxelles ? Ils appartiennent en effet à deux régions différentes, et qui sont autonomes l’une par rapport à l’autre dans les compétences, essentiellement matérielles (économie, cadre de vie…), qui leur sont attribuées. Ces régions sont d’autant plus distinctes que Bruxelles, à la différence de la Wallonie, est la capitale de la Belgique et de l’Europe, et qu’elle compte une minorité flamande scrupuleusement protégée par la loi. Rien qu’à ce titre, une dénomination telle que « Fédération Wallonie-Bruxelles » est un vœu plus qu’une réalité. Cette institution – qui est en fait la Communauté française – ne fédère pas toute la Wallonie, car elle n’englobe pas les germanophones ; elle ne fédère pas tout Bruxelles, car les Bruxellois néerlandophones n’y participent pas ; et elle ne fédère ni la Wallonie ni Bruxelles en tant que régions, car un tel scénario, qui n’a jamais été proposé, serait immédiatement rejeté par les Flamands. La question des relations entre francophones wallons et bruxellois ne se pose, en fait, que dans la mesure où ils partagent la même langue ; et elle se pose également du côté néerlandophone. Depuis 1970, la Constitution a tranché : la Communauté française et la Communauté flamande décident chacune, en toute indépendance, des politiques à mener dans les compétences qui sont les leurs, et qui sont d’ordre immatériel (culture, aide aux personnes, enseignement…). La première est compétente dans la région de langue française et à Bruxelles ; la seconde est compétente dans la région de langue néerlandaise et à Bruxelles. Ces deux communautés constituent ainsi, par-delà les frontières régionales, des traits d’union entre l’ensemble des francophones d’une part et entre l’ensemble des néerlandophones d’autre part. D’où vient alors le problème ? Il n’existe, en réalité, que du côté francophone, car au Nord du pays l’unité entre Flamands de Flandre et de Bruxelles est une évidence. Le territoire de la Région bruxelloise est entouré par le territoire flamand, et Bruxelles est historiquement une ville flamande. La Communauté flamande incarne ainsi l’unité des Flamands par-delà la frontière régionale, à telle enseigne qu’elle exerce les compétences de la Région flamande, qui n’existe que sur papier : c’est ce qu’on appelle la « fusion » entre la Communauté et la Région, autorisée et appliquée depuis 1980. Le même scénario aurait pu être suivi par les francophones, mais ici la tendance dominante allait dans l’autre sens. Fusionner la Communauté française et la Région wallonne, en effet, ce serait avoir un même parlement, un même gouvernement, un même budget et une même administration. Les Wallons auraient ainsi dû accepter, d’une part, l’influence (fût-elle limitée par des dispositifs juridiques) des Bruxellois sur la gestion de la Wallonie et, d’autre part, le risque de voir la Wallonie s’effacer au profit d’une Communauté française qui l’aurait éclipsée dans les esprits. Or le combat le plus important, du côté francophone, était à l’époque le combat des régionalistes wallons pour une autonomie de décision dans le domaine socio-économique, sur fond de défiance, non seulement à l’égard de la Flandre et d’un cadre belge dominé par les Flamands, mais aussi à l’égard des Bruxellois francophones, soupçonnés d’être indifférents voire arrogants à l’égard de la Wallonie. La méfiance a disparu, mais la volonté d’autonomie a subsisté. Pour les régionalistes wallons, l’existence même de la Communauté française reste une aberration : dans la foulée du Manifeste pour une culture wallonne de 1983, ils plaident toujours pour la disparition de la Communauté française et pour une gestion séparée, notamment, des politiques culturelles et d’enseignement à Bruxelles et en Wallonie. A l’inverse du choix flamand qui voit la Communauté exercer les compétences de la Région, les Wallons les plus résolus souhaitent voir la Région wallonne exercer, sur son territoire, les compétences de la Communauté française. C’est l’option qui a été adoptée, en février 1991, par les fédérations wallonnes du PS réunies en congrès à Ans, au grand dam de la fédération bruxelloise. C’est ce même scénario qui a été rendu possible par la réforme institutionnelle de 1993, et appliqué partiellement dès le 1er janvier 1994 dans la foulée de l’accord de la Saint-Quentin : la Communauté française a transféré la plupart de ses compétences sociales à la Région wallonne d’une part et à la Cocof d’autre part, érigée à cette occasion au rang d’entité fédérée. Contrairement à ce qu’un enchaînement de controverses, d’enceintes de réflexion et de changements de dénomination a pu donner à penser, rien n’a vraiment changé depuis 1994. La Communauté française subsiste toujours, recentrée sur ses compétences scolaires et culturelles : elle a simplement pris le nom, qui n’a pas valeur juridique, de « Fédération Wallonie-Bruxelles ». Son fonctionnement s’est modifié, mais il n’a pas été bouleversé. Les liens avec les gouvernements régionaux sont plus étroits au plan budgétaire et politique, et la dénomination de « Fédération Wallonie-Bruxelles » traduit la volonté de faire primer le fait régional. Mais deux des ministres de l’actuel gouvernement de la Communauté française ne siègent pas en même temps dans un gouvernement régional, alors qu’il n’y en avait qu’un seul dans cette situation entre 1995 et 1999. Le fait régional n’a pas absorbé le fait communautaire, laissant certaines revendications wallonnes en friche. Compte tenu du cadre constitutionnel, qui ne peut être modifié qu’avec l’accord des Flamands, l’essentiel des évolutions à venir pourrait concerner trois sujets. D’abord l’adaptation de certaines politiques de la « Fédération » aux spécificités, soit de la Wallonie, soit de Bruxelles, par exemple en matière d’enseignement. Ensuite la composition du prochain gouvernement francophone, qui pourrait ne compter que des ministres siégeant par ailleurs au niveau régional, à l’image de ce qui se passe déjà pour les parlementaires. Enfin de nouveaux transferts de compétences vers la Région wallonne et la Cocof, qui pourraient concerner, notamment, des matières actuellement détenues par le pouvoir fédéral. Que la Wallonie, parallèlement, développe une stratégie économique propre tombe sous le sens, mais cela n’influe pas directement sur le cadre institutionnel, pas plus que ce dernier n’empêche une telle stratégie. Quoi que la notion de « Fédération » donne à penser, chaque région reste maîtresse de ses décisions, et c’est affaire de choix politique que de chercher ou non à rapprocher leurs destinées.

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