Le calvaire des «enfants de l’ombre»

PÉKINSa maisonnette est tapie au fond d’une ruelle étroite, derrière la porte impériale de la Stabilité Eternelle, au sud de la capitale. A 20ans, la jeune fille ressemble à n’importe quelle Pékinoise, arborant baskets et t-shirt bariolés. Elle est le rayon de soleil de ses parents handicapés, qui par cette chaleur suffocante, se cloîtrent dans le salon aux murs décatis.Li Xue est une «enfant de l’ombre», une «surnuméraire» née huit ans après Li Bin, son aînée. Parce que ses parents n’ont pas pu payer l’amende du Bureau du contrôle des naissances, ce dernier a refusé d’enregistrer Li Xue auprès de l’état civil.La jeune femme n’a donc jamais connu l’école, pourtant obligatoire. Elle ne peut s’inscrire à l’université ni même postuler à un emploi, ouvrir un compte en banque, entrer dans un tribunal ou se marier. Voyager en train lui est prohibé car la carte d’identité est demandée au guichet. L’hôpital lui refuse les soins et la pharmacie certains médicaments. Li Xue n’a pas été vaccinée, mais bien son chien.Lancée en 1979 par Deng Xiaoping, quand l’indice de fécondité atteignait 5.4, cette loi «provisoire» sur l’enfant unique est toujours en vigueur. Les avortements tardifs et stérilisations forcées sont légion dans de nombreuses provinces. Les amendes génèrent d’importantes recettes pour les gouvernements locaux. Le texte tolère deux enfants si les parents appartiennent à une minorité ethnique, ou s’ils sont ruraux et que leur premier bébé est une fille. Les riches contournent la loi en payant l’amende – 3 à 10 fois le revenu annuel du foyer – ou en voyageant à l’étranger à l’approche de l’accouchement. Mais en janvier 2013, le Bureau des statistiques s’est affolé d’une baisse prématurée de la population en âge de travailler. Le 23 août, un média officiel a évoqué des débats au sein du gouvernement. Le ministère de la Santé pourrait autoriser un deuxième enfant si l’un des conjoints est lui-même enfant unique.Même vingt ans plus tard, la maman de Li Xue s’en veut terriblement pour cet accouchement de trop. «Je souffrais de fièvre pendant la grossesse. Comme je pouvais en crever, le médecin s’est opposé à l’avortement tout du long.» Ouvrière dans une usine d’Etat, Bai Xiuming est licenciée dans la foulée. «J’avais contracté la polio à l’enfance. Voyez comme j’ai du mal à marcher. Et se faire virer d’une entreprise d’Etat n’est pas commun. Cela vous marque au fer rouge. Je n’ai jamais pu retrouver un emploi après.» Le châtiment se poursuit avec l’amende colossale des autorités: 5.000 yuans. «Soit quatre années de salaires et mon mari ne travaillait pas à cause de sa maladie des nerfs. A l’époque, il n’existait pas d’indemnité pour des gens comme lui. Nous ne pouvions mettre un sou de côté.»Depuis ce veto du Bureau du contrôle des naissances, des générations de fonctionnaires ont fait la sourde oreille. «Je veux bien qu’ils punissent les parents mais pourquoi les enfants? Li Xue est innocente. Où sont ses droits?», s’emporte la mère.Un beau jour, pourtant, une occasion se présente à Li Xue. Le 1er novembre 2010 est lancé le 6e recensement national. Six millions d’agents ratissent le pays. Le gouvernement veut comptabiliser tous les enfants non enregistrés, que les précédents recensements avaient ignorés. Treize millions de «surnuméraires» sont ainsi réhabilités.Mais pas Li Xue. Le père s’en souvient bien. «Comme les recenseurs ne sont pas venus frapper à la porte, je suis allé moi-même déposer notre formulaire au comité de quartier. Ils ont répondu qu’ils ne voulaient pas de problème et que rien n’allait changer. Ils ont déchiré ma feuille. Contre une enveloppe épaisse, aurais-je pu les convaincre?»Pas sûr. Car le chef de la police du quartier ne porte guère Li Xue dans son cœur. En 2008, l’année olympique, le gradé enrage de voir la gamine agiter des banderoles au passage de bus de touristes étrangers. Elle souhaite alerter l’opinion internationale, tandis que la capitale se drape de ses plus beaux slogans: «Un monde, un rêve», «Jouir ensemble des fruits de la civilisation», entretenant l’illusion d’une capitale harmonieuse, bien avant le «Rêve chinois» scandé par le nouveau président Xi Jinping.Pendant les Jeux, une patrouille policière nocturne, des caméras rotatives et des voisins «volontaires civiques» la surveillent. «L’un d’eux m’a confié plus tard le montant de l’opération: 150.000 yuans!», dit Li Xue. Un budget inouï pour épier une ado de 15 ans.C’est sa sœur Li Bin, mariée et ouvrière dans une usine de composants électroniques, qui lui a appris à lire. Aujourd’hui, Li Xue s’essaie à l’anglais, en autodidacte. Et espère qu’un élan médiatique ou citoyen finira par convaincre une belle âme de l’administration centrale de se pencher sur son cas. «Petite Xue n’abandonne jamais!» est son nouveau pseudo sur Weibo, le Twitter chinois.

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