Quand les de Spoelberch s’envolent vers Gibraltar

L’une des familles belges à la tête d’AB Inbev passe notamment par l’Irlande et Gibraltar pour ses holdings. Analyse.

Chef du service Enquêtes Temps de lecture: 6 min

La simple évocation du nom de Spoelberch pourrait vous donner des envies de Corona, de Leffe Royale ou de bonne vieille pils Jupiler pour les moins exotiques. La famille de Spoelberch fait en effet partie du triumvirat belge à la tête d’AB InBev, le plus grand brasseur du monde.

Dans l’histoire du géant brassicole, le premier de Spoelberch apparaît au début du XXe siècle. Il se prénomme Adolphe, époux d’une certaine Elisabeth Willems, fille de la brasserie Artois. En 1901, quand le père Willems décède, ce sont ses deux filles qui héritent de la société. L’une est mariée à un de Spoelberch (Adolphe), l’autre à un de Mévius. L’aventure commence pour ces messieurs !

Les deux familles poursuivront ensemble la production de Stella Artois, avant de fusionner en 1987 avec la brasserie Piedbœuf de Jupille, détenue par les Van Damme. Un géant est né : Interbrew. Mais l’histoire ne fait que commencer. Car le géant belge devient un mastodonte international après sa fusion en 2004 avec les Brésiliens d’AmBev. Et, quatre ans plus tard, l’acquisition de Anheuser-Busch ne fait que renforcer la position de leader mondial du fleuron belge AB InBev, dont le siège social est toujours situé à Louvain.

Parmi les actionnaires d’AB InBev figurent aujourd’hui encore les trois familles belges à l’origine d’Interbrew, dont la fortune commune est estimée à plus de 25 milliards d’euros. Elles se sont regroupées dans un holding luxembourgeois, baptisé Eugénie Patri Sébastien (EPS), d’où elles détiennent, par l’intermédiaire d’une « stichting » néerlandaise, près de 30 % du capital d’AB InBev.

Mais au-dessus de ce holding commun, chacune des familles a constitué sa propre structure pour gérer sa fortune. Et les de Spoelberch ont plusieurs fois fait appel aux conseils de PricewaterhouseCoopers (PwC) pour optimiser leur propre structure familiale. Des conseils qui se sont parfois soldés par une demande de ruling auprès de l’administration luxembourgeoise, car trois rulings concernant les de Spoelberch font partie de la vaste fuite de données.

Un des documents, intitulé « succursale irlandaise » et daté du 28 novembre 2008, explique comment les de Spoelberch ont décidé de restructurer leurs filiales. Initialement, toutes les participations des de Spoelberch étaient concentrées dans un holding principal, du nom d’Agemar, créé dans les années 70. Mais en 2007, les de Spoelberch remettent de l’ordre. Agemar aura désormais pour seule vocation « d’assurer la détention et la gestion de son unique participation dans InBev<UN>», détaille le ruling. Les autres participations seront placées dans une nouvelle entité. Car l’activité des de Spoelberch ne se limite pas à la brasserie. Ils financent également trois holdings belges (Verlinvest, Cosylva et Cobehold) qui détiennent notamment des parts de Banque Degroof.

Quelques semaines avant l’acquisition de Anheuser-Busch par InBev, les de Spoelberch séparent donc leurs activités. Une décision jugée « logique » par nos experts. « On y gagne à avoir un objet clair, qui ne mélange pas les risques. »

Agemar gérera donc les parts dans AB InBev, et de nouvelles sociétés luxembourgeoises (Vedihold et Vedipar) sont créées pour gérer les holdings belges. Et au sommet de la pyramide, c’est une société basée à Gibraltar qui détient les nouveaux holdings luxembourgeois.

Les arrières (arrières) petits-enfants d’Adolphe de Spoelberch siègent dans les conseils d’administration de ces sociétés, toutes basées à la même adresse et dirigées par le même homme (Fons Mangen, un réviseur d’entreprises luxembourgeois). Mais il n’y a pas de trace directe de la famille de Spoelberch dans l’actionnariat. Dans une sorte de cascade géante, on trouve des holdings belges possédés par un holding luxembourgeois, lui-même possédé par un autre holding grand-ducal, qui verse à son tour l’ensemble des dividendes qu’il génère à une société installée à Gibraltar. Et, là, il n’est plus possible de pister la société.

Revenons-en à la demande de ruling. Dans l’opération étudiée, Agemar revend ses participations autres que InBev au holding nouvellement créé Vedihold. Coût de l’opération : 635 millions d’euros. Une somme dont Vedihold ne dispose pas. Le holding doit donc s’endetter. Mais au lieu d’emprunter dans une banque traditionnelle, Vedihold va conclure une convention de crédit avec Agemar. Ou plutôt avec une succursale d’Agemar, créée spécialement pour gérer ce crédit et installée… en Irlande. Une sorte de banque interne pour la famille de Spoelberch, en résumé.

Agemar alloue alors 2 milliards d’euros à sa succursale irlandaise, qui est chargée de prêter l’argent à Vedihold et de percevoir les intérêts. Le ruling fixe les taux d’intérêt à appliquer pour ce crédit interne, de manière à ce que le lien qui unit Agemar et Vedihold n’interfère pas sur le taux proposé (comme l’imposent les normes européennes de pleine concurrence). Vedihold doit en effet être traité comme le serait n’importe quel contribuable non lié à Agemar. Parmi les différents taux acceptés par le Luxembourg, on note toutefois une valeur extrêmement faible de 0,0094 %.

Triple interrogation sur les pratiques de la famille de Spoelberch. Pourquoi un taux d’intérêt aussi bas ? Simplement parce qu’il faut payer des impôts sur les intérêts perçus. Et plus les taux sont bas, moins les prélèvements publics seront importants. On n’observe pas ici de réelle volonté de transférer du bénéfice entre holdings.

Pourquoi passer par l’Irlande ? « Parce que c’est le meilleur moyen de réaliser l’opération à moindre coût. »

Sans cette succursale, les intérêts versés par Vedihold arriveraient directement dans la comptabilité d’Agemar. Or un intérêt perçu est soumis à l’impôt des sociétés, à savoir près de 30 % au Luxembourg. En Irlande, ce taux est de 12,5 %. « L’Irlande est utilisée comme un tremplin pour transformer à moindre coût des revenus normalement imposables en revenus définitivement taxés », commente l’un de nos experts.

Car, une fois taxés dans l’Union européenne, ces revenus peuvent revenir vers Agemar sans être une nouvelle fois soumis à l’impôt. Bref, l’Irlande permet de diviser par 2,5 les impôts à payer sur les intérêts courus. Et sur un crédit de 2 milliards, c’est toujours ça de pris…

Enfin, pourquoi opter pour une société à Gibraltar dans laquelle on remonte des dividendes ? Un montage qui revient régulièrement dans les dossiers traités par PwC. Ce choix interpelle nos experts. « Je n’aurais jamais choisi Gibraltar, avance l’un d’eux. Mais cela peut simplement résulter du fait que PwC y a un bureau important. »

Une chose est sûre, Gibraltar n’offre pas plus d’avantages qu’un autre pays de l’Union pour la perception de dividendes. La directive européenne mère/filiale permet en effet de ne pas prélever d’impôt sur des dividendes ayant déjà été taxés au sein d’un pays de l’Union. En clair, une fois que ces dividendes ont été taxés dans le pays où ils sont générés, ils sont systématiquement exonérés (ou presque). Donc inutile de s’évader vers un territoire de 7 km2…

Alors que devient cet argent envoyé à Gibraltar ? « Le choix est triple : soit on laisse là, soit on le réinvestit, soit on le prend en poche. Mais si un Belge l’empoche, il doit payer un précompte de 25 %, que ces dividendes viennent de Belgique ou de Gibraltar », témoigne un fiscaliste. A condition de déclarer ces revenus évidemment (ne pas le faire serait frauder). Mais il existe également des astuces pour éviter les 25 % de précompte, comme se rémunérer par une réduction de capital.

Ci-dessous, une infographie animée pour comprendre le cas de la famille de Spoelberch (cliquez ici si vous êtes sur mobile)

 

Prezi

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