Une (très) longue marche
vers la démocratie

RANGOON, NAYPYIDAWMa Suu ! Ma Suu ! », scandent avec frénésie et émotion un parterre rouge (couleur de la LND) de plus de 40.000 supporters de Aung San Suu Kyi (ASSK) lorsqu’elle apparaît ce 1er novembre pour son plus grand rallye à Rangoon : point d’orgue de sa campagne électorale. Un moment que les Birmans attendaient depuis 1990. Année où son parti avait remporté 90 % des voix mais où l’armée, par peur de se voir confisquer le pouvoir, avait jeté en prison tous ses leaders.Phyo Thia, 42 ans, flanqué du drapeau, d’un bandeau sur le front et d’un T-shirt du parti veut y croire : « Cette fois, on va gagner et ce sera plus difficile pour l’armée de tricher. Elle devra reconnaître le résultat des urnes. Ce ne sera pas comme en 1990. » Sous le slogan « Time for change » (« Il est temps de changer »), ces milliers de partisans, comme des centaines de milliers d’autres à travers tout le pays, martèlent que l’espoir de voir la démocratie s’installer après 43 ans de dictature est enfin là. « C’était encore impensable il y a cinq ans », lance Ko Ko Gyi, un ancien prisonnier politique et cadre de la LND. « On va gagner. Ça ne fait aucun doute. Mais dans quelle proportion, comment l’armée et le parti au pouvoir vont comptabiliser les bulletins et ce qu’il en ressortira : rien n’est gagné d’avance », dit-il d’un ton dubitatif. Lui qui a vécu la révolution du « 8-8-88 », les élections écrasées de 90, la prison… garde ses distances. « Personne ne sait ce que fera le régime. Restons vigilants. » Dans les villes comme dans les campagnes, quelles que soient les couches sociales et les générations, partout on voit le drapeau de la LND aux fenêtres, les stickers collés aux voitures, aux bicyclettes, sur les portables, des posters à l’effigie de « Maa Suu » tapissent des pans entiers de maisons. La vague rouge est omniprésente et dans tous les cœurs. Mais aura-t-elle vraiment une chance de l’emporter ?Listes truquées, achat de votes et intimidationDans son bureau à Rangoon, assis derrière une pile impressionnante de courriers d’électeurs, Sai Ye Kyaw Swar, trentenaire et fondateur de l’Alliance pour des élections crédibles (dont le gouvernement a autorisé la présence d’observateurs pour ce dimanche), avoue son inquiétude. « C’est très dur d’être inscrit sur les listes car les autorités falsifient les données et les démarches exigées pour les rectifier sont à s’arracher les cheveux ! Regardez tout ce courrier ! », soupire-t-il, jetant un regard désabusé à toutes ces lettres. Pendant deux mois, il a sillonné villes et campagnes pour sensibiliser les électeurs à faire reconnaître et valider leur droit de vote. « J’essaie de les aider de mon mieux. Mais ça n’aboutit que rarement et beaucoup d’électeurs, las, abandonnent. »Analystes, médias, citoyens, candidats, ASSK dans tous ses meetings… tous le disent : l’inscription sur les listes est le problème majeur de ces élections. A Ingapu, à deux heures de Rangoon, un village typique de maisons en bambou sur pilotis, de routes en terre battue et de rizières, Moe Moe Mying est épicier. « Sur les listes, il y a le nom de gens décédés alors que les vivants n’y sont pas ! Moi, ils ont changé mon année de naissance. J’ai envoyé plusieurs réclamations et n’ai jamais eu de réponse. Alors j’irai voter avec ma carte d’identité et on verra bien. » Pour Aung Thein, agriculteur, c’est une autre famille qui a été inscrite à sa propre adresse et lui, malgré ses démarches, n’est pas sur la liste. « Quand j’ai voté en 1990, en 2010 et en 2012, c’était simple. Mais là c’est si compliqué que j’ai laissé tomber. » Hélas, de tels exemples abondent. Mizzima, un hebdomadaire anglophone de référence, rapporte même dans son édition du 21 octobre : « Tin Aye, le président de la Commission électorale, qui a promis des élections libres, a dit que c’était aux personnes de venir directement vérifier l’exactitude des données et qu’il ne pourrait garantir que 30 % des votants sur les listes finales ! » D’autre part, en raison de la guerre entre l’armée et les minorités dans les Etats Shan et Kachin, le gouvernement a annulé les élections dans plusieurs circonscriptions, au prétexte que la situation ne le permettait pas. Empêcher les gens de voter : telle est la stratégie du régime pour fausser ce scrutin.Sans compter sur l’achat des votes et la politique d’intimidation du parti au pouvoir, le USDP (Parti de l’union, de la solidarité et du développement). A Naypyidaw (capitale birmane depuis 2005), siège du pouvoir central et de l’armée, les citoyens « démocrates » ont peur. Comme Soe Win, un jeune : « Ici, on entend dire qu’il faut voter vert, c’est-à-dire pour le USDP. Que si on vote pour la LND, on risque d’avoir des problèmes. » Ces problèmes, ce peut être des opportunités professionnelles supprimées, une baisse de salaire, des expulsions de logement… Un militaire qui souhaite rester anonyme confirme que le vote se fera sous les yeux des supérieurs hiérarchiques, tous loyaux au régime. « On ne pourra pas voter librement, sinon on aura des ennuis. » Idem dans les ministères où les fonctionnaires craignent d’être démis de leur poste ou rétrogradés. Malgré la présence d’observateurs birmans et internationaux (près de 300), le scrutin ne s’annonce pas aussi « démocrate et libre » que le prétend le régime. « L’intimidation et l’achat des votes sont les deux grands ennemis de ce scrutin », martèle ASSK. Et des intimidations envers la LND, il y en a eu ! Un candidat attaqué à la machette, des rassemblements annulés, des affiches vandalisées… On s’arrache le paon jaune sur fond rougeDans les campagnes et parmi les couches pauvres de la population, des candidats « verts » offrent aux paysans des semences, machines agricoles et autres biens pour les convaincre de voter pour eux. L’un d’eux en atteste : « Ils sont venus la semaine dernière en nous disant que si on votait pour eux, on aurait des semences gratuites, de l’eau gratuite et d’autres avantages. Ils nous ont donné quelques sacs d’engrais. Ils étaient menaçants. Du coup, j’ai peur d’aller voter car je suis pour la LND et s’ils s’en aperçoivent, peut-être qu’ils me confisqueront mes terres. » Une pratique habituelle de la junte qui chaque année réquisitionne des terres sans aucune contrepartie. Juste celle d’obtempérer sur-le-champ !Pour semer la confusion dans les esprits, treize partis indépendants affiliés au régime ont utilisé un logo sensiblement identique à celui de la LND (le paon jaune sur fond rouge). Sur le bulletin, la croix inscrite à la main doit être dans la case du milieu. Une consigne cruciale. Sinon, le vote n’est pas considéré comme nul mais va directement au régime ! Bref. Autant de tactiques pour faire de ces élections un parcours du combattant pour une population peu habituée à aller aux urnes et peu éduquée en grande partie.Nul hasard donc à ce que le processus de vote ait largement occupé le terrain dans la campagne électorale de la LND. Certains reprochant de ce fait à ASSK de ne pas avoir donné de programme clair sur les questions vitales : éducation, santé, économie, droit du travail, salaire minimum, protection sociale…La politique, grande absente du débatComme le fait remarquer Khin Ma Ma Myo, fondatrice du Myanmar Institute for Peace and Security Studies de Rangoon (un nouveau think tank), « la politique est la grande absente de ce scrutin. Alors que les Birmans attendent un vrai changement, aucun candidat de la LND comme du USDP et des 91 autres partis indépendants n’ont donné un programme clair. Leur seul thème : comment voter. Ou alors, une vision à court terme. Mais pas de ligne avec des réformes structurelles en profondeur, nécessaires pour qu’une démocratie s’installe. Il ne faut donc pas s’étonner du désintérêt d’électeurs qui voteront LND faute d’alternative. Mais avec un sentiment de déception. » Nombre de candidats « rouges » ou d’autres forces démocratiques indépendantes n’ont pas d’expérience, ayant été en prison et toujours écartés du pouvoir. « Je ne sais pas encore si je voterai pour la LND car si ASSK est viable, qu’en est-il des candidats qui n’ont aucune expérience du pouvoir ? J’hésite vraiment, d’autant que le président Thein Sein et l’actuel gouvernement ont apporté de réels changements. Je pense que seule une coalition sera capable d’apporter le changement que veulent les Birmans. Une équipe expérimentée alliée à une forte présence démocratique au Parlement. Voilà ce dont nous avons besoin », lance Htoo Mya, un ingénieur de 38 ans. « A nous seuls, nous ne pourrons jamais gouverner. La coalition est la seule solution pour réussir une transition. L’armée ne cédera pas son pouvoir. Quand Shwe Mann, ex-porte-parole du USDP que l’on pressentait comme le prochain président potentiel, a proposé un rapprochement avec la LND en août dernier, il a été limogé dans la journée. », rappelle Aung Thein, 81 ans. Ce haut responsable de la LND, assis chaque jour à la même table au siège du parti à Rangoon depuis des années, ne se leurre pas : « Pour former un gouvernement, il nous faut au moins 51 % des votes ce dimanche. Ce que nous aurons. Mais pour amener des changements et réformer les lois, il nous faut plus des deux tiers des votes au Parlement, 25 % des sièges étant réservés aux militaires. Aung San Suu Kyi sera obligée de faire des compromis et de garantir certains privilèges à l’armée si elle veut faire passer ses réformes qui nécessitent aussi une voie parmi les militaires. » Réformer sera très difficile, même en cas de victoire de la LND. Beaucoup s’attendent ainsi à des changements minimes. Mais le régime devra toutefois laisser la LND occuper le terrain. « C’est une stratégie politique et non une volonté démocratique du régime », poursuit Aung Thein. « Le pays est exsangue, au bord de la banqueroute. Sa seule carte pour ouvrir le pays aux investissements et ne pas perdre sa crédibilité est la démocratie et son icône. Et l’armée contrôlera tout. N’ayons point d’illusions. »La Constitution actuelle de 2008 empêche ASSK d’être présidente. Mais elle pourrait bien être chef du Parlement et du gouvernement. En tout cas, c’est ainsi qu’elle se positionne. « Si la LND gagne, je serai chef du gouvernement, que je sois ou non présidente, car je suis leader de mon parti. » Quelle est la marge de manœuvre que la junte est prête à lui laisser ? Tout l’enjeu est là.

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