« J’ai besoin de vivant, d’inca rnation, de chair »

C’était au début du confinement. La voix d’Ariane Ascaride sur France Inter, lisant une lettre à un ado inconnu (ci-contre). Magnifique, bouleversante, contenant les réalités du confinement et ce que l’actrice incarne et défend : une humanité généreuse et intelligente. Puis, nous avons découvert que celle qui avait reçu le prix d’interprétation au Festival de Venise l’an dernier pour Gloria mundi, de son mari Robert Guédiguian, faisait mille autres choses pendant cette période singulière. Dans le cadre de « Gardons le lien », Unifrance nous a mis en contact avec l’actrice confinée chez elle à Montreuil, loin de Marseille et ses calanques. Rencontre passionnée.En ce moment, comment occupez-vous vos journées ?J’ai beaucoup de mal à lire sauf quand c’est pour le travail. J’ai commencé à occuper mon temps de confinement comme tout le monde en regardant des films mais au bout d’un moment, tout cela est répétitif. Il faut que ce soit de très très bons films pour que j’arrive à les regarder. Pour l’instant, je vois pas mal de films de Vincente Minnelli et ça m’aide. J’écris aussi. J’ai décidé d’écrire à mon père qui est mort il y a plus de 20 ans. Je lui raconte l’aventure dans laquelle nous sommes tous embarqués. Ça me fait du bien. Cette idée est venue suite à la demande de France Inter d’écrire une lettre. Je l’ai écrite d’un jet. Comme j’ai eu beaucoup de retours, je me suis dit que je devais peut-être écrire des lettres et c’est mon père qui m’est venu. Peut-être que quand j’étais enfant et que j’avais peur, que j’étais dans un certain désarroi, ce père assez étrange savait écouter.Angoissée ?Je dirais plutôt que c’est fatigant car je ne vois pas où on va. Une amie me disait : « Regarde les gens en temps de guerre… » OK d’accord, je me mets en état de résistance. Mais à un moment, je me dis merde !Votre lettre destinée à un « beau gosse » et lue sur France Inter est magnifique ! Mais on y sent une culpabilité… Or vous êtes engagée, toujours connectée à la réalité du monde…Merci ! Cette lettre est surtout sincère. Quand Augustin Trapenard m’a demandé de faire quelque chose, c’était au tout début du confinement. Une heure après, je suis sortie faire des courses et j’étais terrifiée. Je n’ai fait qu’écrire ce que j’ai vu, vécu, ressenti. Je fais la même chose avec mon père. Effectivement, je me sens coupable de ne pas pouvoir aider tous ces gens qui vivent dans ce monde où je suis née. Pas assez persuasive pour leur dire : regardez autour de vous, regardez qui vous croisez dans les rues, regardez les différences. Je me sers de mon mea culpa pour renvoyer tout le monde vers « qu’est-ce qu’on a fait ? » car tout est injuste.Auriez-vous envie de transformer cela dans l’écriture d’un film ?Peut-être, je ne peux pas dire… Je suis d’un monde et d’une génération où en tant que femme, il a fallu énormément que je me batte pour être où je suis. Ça a été un combat de tous les instants pour se faire accepter en tant que comédienne avec mon physique, avec le monde que je trimballais. Pour être plausible dans des personnages, pour être un objet de désir artistique. Tout le travail qu’on a fait avec Robert (Guédiguian, son mari, NDLR) a beaucoup aidé à ça. Mais ce fut un travail monstrueux. Depuis quelque temps, je dis que je suis une femme entravée comme toutes les femmes de ma génération. Inconsciemment, on se dit toujours : « Ai-je le droit ? » Surtout aussi que je ne viens pas d’un monde qui donne un pourcentage élevé de créateurs et de créatrices. Passer à l’action demande un boulot monstre. Là, j’écris des lettres peut-être parce qu’on vit une situation tellement exceptionnelle que j’ose le faire.Comme actrice, on me voit engagée, avec un franc-parler. Le côté sombre de cela, c’est qu’en permanence, je dois me persuader que mon discours, ma parole, ma culture peuvent être indispensables et non pas exotiques. C’est une bataille de tout le temps. Je veux à tout prix garder une sincérité absolue et ne pas être récupérée par un monde qui aimerait peut-être ce que je fais mais qui me verrait quand même exotique.C’est-à-dire ?Voici un exemple tout bête. On m’a interviewée au JT de France 2 au tout début du confinement. La journaliste me demande ce que je ferai lors du déconfinement. Je dis : « Je me saoulerai la gueule. » Je vous assure, je suis quelqu’un qui ne boit pas ! La journaliste me dit : « Mais avec modération » et je dis : « Sans aucune modération. » Tout ça est repris avec « elle est étonnante, formidable, elle y va… » Non, je veux me saouler la gueule comme on le fait à un mariage, un baptême et parfois un enterrement. Parce que ce sont des temps symboliques. Ce n’est pas pour rien que je dis ça !Donc quand vous me demandez si je vais écrire, je ne vous dis pas non, je vous dis que cela va me prendre du temps car je dois trouver la bonne formule.Du 3 avril au 31 mai, vous auriez dû jouer « Le Dernier Jour du Jeûne », de Simon Abkarian, au Théâtre de Paris. Tout est arrêté ! Comment le vivez-vous ?Très mal car c’est un spectacle que je revendique énormément. J’adore l’écriture d’Abkarian et j’adore cette bande d’acteurs qui ont investi cette écriture et qui la défendent bec et ongles. C’est extrêmement frustrant de ne pas jouer. Il est question d’une reprise à la rentrée mais pourra-t-on le faire ? Quand va-t-on retrouver des gens en face de nous ? Et comment ? Un acteur existe par le fait de jouer, d’être dans l’échange. Or, tout est arrêté ! Tout ça me tord le ventre. Et je suis encore une privilégiée. Je sais le nombre d’acteurs et actrices qui sont dans un désarroi épouvantable. Et on ne parle pas de la culture plus que ça. Or on ne peut pas vivre sans la culture ! Oui, en ce moment, on peut revoir des choses… mais la création est quelque chose qui avance. Et là, pour l’instant, il n’y a plus rien !Vous êtes très active : vous lisez des fables de La Fontaine sur Radio France pour aider les lycéens à réviser leur bac de français, des histoires de Claude Ponti en podcast, vous téléphonez à des personnes âgées isolées, vous commentez des œuvres du Musée d’Orsay, vous participez à la lecture collective de « L’histoire nationale de la France » lancée par le Théâtre de Bretagne…Il le faut ! Et jusqu’au bout ! Même le jour où l’on mettra le clou à mon cercueil, je donnerai un coup de poing en disant : « Attendez, j’ai encore un truc à dire, un truc à faire, laissez-moi encore cinq minutes ! » Je suis comme ça. Mais j’ai la chance de pouvoir faire ça. C’est aussi ma manière de vivre, d’exister. Parce qu’il faut raconter, il faut faire entendre, il faut faire résonner les mots.Comment voyez-vous l’après-coronavirus d’un point de vue culturel ?Ça va être très dur en général… Il va y avoir des morts ! (symboliques). Ce sera comme un champ de bataille. Après les crises, il y a toujours des forces inimaginables pour raconter. Mais il va falloir de l’argent, des structures, des infrastructures. Ça va être compliqué car pour les pouvoirs publics, la culture n’est pas mise en avant. Encore une fois, les gens du spectacle vont s’arracher la peau, faire des sacrifices inimaginables. On va jouer parce qu’on veut, parce qu’il faut sinon on n’existe pas.Au début du confinement, je pensais que cela allait changer les gens. Aujourd’hui, j’en suis moins persuadée. Il y eut cet exode incroyable de tous les Parisiens allant à la campagne. C’est normal, je comprends mais cela m’a fait un drôle d’effet. Et je ne supporte plus qu’ils m’envoient des photos de leur jardin en fleurs ! Comme ça dure, je ne pense pas que ce soit le sentiment du collectif qui prime sur l’individuel. Tout le monde fatigue… L’important, c’est que les gens se rappellent la première peur qui les a fait partir, se confiner. La peur de la mort.Quel film doit-on (re)voir de votre filmographie en ce moment ?La ville est tranquille, Les neiges du Kilimandjaro. Et Marius et Jeannette comme dessert.Déconfinement rimera avec quoi pour vous, outre « vous saouler la gueule » ?Flâner dans Paris. Et avant tout, voir mes enfants en chair et en os. Je n’en peux plus du virtuel ! Je me suis rendu compte à quel point le virtuel m’épuise vite. C’est pourquoi j’ai toujours besoin du théâtre. Je n’en peux plus de voir des gens plats ! Je les veux en 3, en 10, en 25 dimensions ! J’ai besoin de vivant, d’incarnation, de chair.

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