Gaume Jazz, samedi: Sunna Gunnlaugs et Julia Hülsmann défient l’orage

Vers 18 h, samedi, le ciel s’est soudain fracassé sur le Gaume Jazz. Un Niagara s’est déversé sur le site, crépitant sur les toiles des chapiteaux, gorgeant la plaine herbue, formant des rivières le long des chemins et des cascades sur les pentes des toitures. Sunna Gunlaugs l’Islandaise et Julia Hülsmann l’Allemande n’en ont pas moins continué à jouer chacune sur son piano. Avec détermination et tout sourire : « C’est fou ! », lance Sunna, tout en annonçant le morceau suivant, qui s’appelle There will be cake. La venue de ces deux pianistes exceptionnelles au Gaume était un événement. Elles n’ont même pas encore enregistré un album à deux. « Peut-être bientôt », dit Julia. Leur musique n’a pas toujours été écoutée à sa juste valeur, sous le fracas de la pluie, dans cette journée devenue normale de cet été pourri. Mais derrière le tambourinement des lourdes gouttes, on devinait une musique rythmée, mélodique, agréable, harmonique où chaque artiste jouait à son tour le solo et l’accompagnement, où les doigts et les notes se mêlaient avec bonheur. Un morceau en honneur de Jutta Hipp, la pianiste allemande qui s’est fait très injustement brûler les doigts à New York dans les années 50. Un autre dédié à la lune. Les deux pianistes, imperturbables, ont continué à faire résonner les cordes de leurs instruments dans les airs saturés du vacarme de la pluie. Et elles ont gagné. Au milieu de Der Mond, le ciel s’est calmé et toutes les beautés et les mystères de la Lune et de la musique qui la sublime sont apparus. La musique s’est faite romantique sur Tear et volubile sur Quint (la quinte est l’intervalle préféré de Julia) et le soleil a brillé. Le chêne et le roseau Après la tornade Aka Moon + de vendredi soir, il était difficile de reprendre le cours de la musique. Le quartet de Diederik Wissels au piano et Ana Rocha à la voix, qui inaugurait le grand chapiteau samedi à 15 h 30, a eu le chic de ne pas jouer au chêne affrontant le chêne, mais de se la faire plutôt roseau. Car dans la musique de ce quartet, avec Andrea Polyzogopoulos à la trompette et Helge Andreas Norbakken aux percussions, tout est dans la nuance, la délicatesse, la légèreté grave. La versatilité des percussions, le minimalisme lyrique du piano, le timbre de la trompette, la beauté de la voix et le raffinement des mélodies forgent une ambiance feutrée, une atmosphère éthérée, mélancolique, nostalgique, presque hantée. C’est du jazz de chambre qui groove avec finesse, douceur et élégance. Comme les caresses d’une mère sur le dos de son bambin. Et qui murmure quelques paroles secrètes pour le calmer. Émile et Vincent « Comme de coutume, on va débuter ce concert par le premier morceau ». Émile Parisien donne le ton : ce sera un set enjoué, amusé, rempli d’ironie. Mais, en même temps, d’une qualité qui atteint la perfection, lui au saxophone soprano, Vincent Peirani à l’accordéon. Un duo français qui a digéré le jazz, l’avant-garde, le tango, la musique brésilienne, Piazzola et le pop-rock pour nous offrir une musique nouvelle, remarquablement travaillée mais jamais intellectuelle, toujours ressentie, pleine d’émotions diverses. Vincent Peirani est accroché à son siège, seules ses mains bougent sur les boutons de son accordéon. Émile Parisien par contre est extrêmement mobile, debout, à demi assis sur son tabouret, arpentant la scène, revenant vers le micro, le corps penché, tantôt s’accroupissant, tantôt levant une jambe. Son corps s’exprime autant que ses doigts et son souffle. C’est le signe de l’enthousiasme et de l’amusement. Le duo joue du Xavier Cugat, un medley d’Astor Piazzola, du Jelly Roll Morton, du Tomas Gubitsch, leurs propres compositions. C’est ébouriffant de virtuosité, de précision, d’inventivité. L’accordéon se fait délicat, le soprano se fait mystérieux. C’est magnifique. Au bis, le duo interprète Army Dreamers, une remarquable chanson antimilitariste de Kate Bush, toute en finesse et en poésie. Émile Parisien fait claquer les doigts du public en rythme sur les variations de Vincent Peirani. Et puis disparaît côté jardin, laissant son complice seul sur scène, égrenant ses dernières notes. Triomphe. Six strings under Ce clin d’œil à la mère des séries télé (Six feet under), Six strings under est le titre du dernier album du pianiste belge émigré à Paris Éric Legnini. Un hommage aux six cordes de la guitare, celle de Rocky Gresset. Auxquelles s’ajoutent les quatre cordes de la contrebasse de Thomas Bramerie et les quelque 230 cordes du piano d’Éric. Le Hutois d’origine était très heureux d’être là et de pouvoir partager sa musique avec les fans du Gaume Jazz, le premier festival où il a joué, quand il avait 18 ans (et il en a 51). Son groove a emballé un public qui prenait sa revanche sur le mauvais temps en cette fin de soirée. Enchaînant Doo We Doo, Breakfast at dawn, The jive, La Mangueira, issus de Six strings under, Éric Legnini and Co ont enflammé la foule, qui apprécie ce jazz immédiat, plein de références, à la musique enlevée d’Oscar Peterson, à la bossa-nova d’Antonio Carlos Jobim par exemple. Ça chaloupe, ça groove, ça swingue. Legnini est un pianiste emballant, autant dans les morceaux uptempo que dans les ballades ou dans ses introductions quasi concertantes, comme celle de La Mangueira, où il reprend, éparses, quelques notes de Jobim. Et ses compositions sont accrocheuses, on est presque persuadé de les avoir déjà entendues tant elles s’imposent immédiatement à l’oreille. Et ses complices, Bramerie et Gresset, ne sont pas en reste. Tout a l’air si aisé, si évident avec ce trio… Éric Legnini parvient à faire chanter le public sur quelques notes, et ça donne remarquablement sur le rythme un peu mélancolique de la bossa. Et puis un bis patrimonial, avec un Stompin’ at the Savoy, estampillé 1934, joué par tous les big bands des années 30 à 50 et magistralement interprété avec un dialogue piano guitare formidable. Mais le public n’en avait pas encore assez. Alors, pendant que Rocky Gresset prenait des photos du maestro, Éric Legnini a joué, seul au piano, son interprétation de Round Midnight de Thelonious Monk de 1944. C’était magique.

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