Poutine, un discours passéiste
pour une ambition de toujours

Simple et ahurissant », « fou », « exalté », « cynique »… Jeudi, tout au long de la journée, le discours de Vladimir Poutine a créé la surprise générale dans les médias et sur les réseaux sociaux, qui ont plus d’une fois douté de ses capacités mentales. Et pourtant, tous les experts que nous avons interrogés s’accordent à dire que, si le maître du Kremlin est allé bien au-delà de ce qu’ils prédisaient, il n’est pas sorti de ses rails. Il est resté fidèle à sa stratégie, à ses objectifs de toujours et à sa propre histoire. « Non, Poutine n’est pas fou ».Il y a d’abord ce décor fadasse. Un bureau sans apprêt où deux drapeaux ornés d’aigles côtoient des téléphones d’un autre âge. « Par le passé, Vladimir Poutine y avait déjà prononcé plusieurs discours. Mais, cette fois, le cadrage est beaucoup, beaucoup plus serré », observe Sébastian Santander (ULiège). Le président russe y apparaît comme racrapoté sur une chaise trop étroite, raide, le visage soufflé. Rien a priori qui puisse mettre en évidence un chef de guerre, vieil archétype des régimes autoritaires. Rien qui puisse contribuer à sacraliser le moment. Etonnant ? « La communication de Vladimir Poutine a été très bien préparée au cours des derniers mois », relève François Henderyckx (ULB). « Mais, cette fois, il est paradoxal de constater que cet homme qui entend faire passer un sentiment de puissance évolue dans un décor ringard. Il ne faut pas oublier toutefois qu’il s’adresse à une population qui affronte les difficultés de la vie et s’apprête à endurer les conséquences d’un conflit. » D’où peut-être cette non-mise en scène, où le taulier du Kremlin pourrait passer pour le réceptionniste d’un hôtel défraîchi.Cette simplicité apparente donne une force supplémentaire à Vladimir Poutine. Le téléspectateur ne voit que Poutine, n’écoute que Poutine. « Il n’a plus qu’à accuser son adversaire en lui prêtant ses propres turpitudes, recourant à un ensemble de justifications que l’on pouvait déjà entendre avant la Première Guerre mondiale. Mais contrairement à ce que l’on pensait, il n’a pas eu besoin d’inventer un faux incident, de mettre en scène de faux morts, pour passer à l’attaque », poursuit François Henderyckx.Seul et tout-puissantFace à la caméra, l’homme est seul. Seul et tout-puissant. Bien plus puissant que lorsque, sous l’URSS, le secrétaire général du parti communiste apparaissait entouré d’un aréopage grisonnant. Lundi, Poutine a pris soin de rappeler au passage qu’il est bien le patron. Une retransmission télévisée surréaliste l’a montré en train de moucher son chef du Service des renseignements extérieurs, coupable d’avoir manqué de conviction dans son soutien aux objectifs présidentiels en Ukraine.Puis vient le discours, l’annonce d’une opération militaire en Ukraine au motif qu’il faut défendre les séparatistes de l’est du pays, en dépit des inévitables condamnations internationales et des sanctions infligées par l’Occident. Pour propulser cette bombe, Vladimir Poutine fait vibrer le patriotisme russe en renvoyant à la « Grande Guerre » qui a vu l’URSS vaincre en 1945 le nazisme au prix de 26 millions de morts. En parlant de « dénazification » et de « génocide », il rouvre une vieille plaie datant de 1941, lorsqu’une partie de l’Ukraine accueillit à bras ouverts les troupes allemandes, dans une région où Staline avait massacré des populations entières – « Holodomor » (« extermination par la faim » en ukrainien). Pour Jean Lopez, qui a consacré un ouvrage à la bataille de Kharkov 1942 (Perrin), « la guerre contre l’Allemagne nazie a profondément imprégné l’âme russe. C’est la chose dont les Russes sont les plus fiers au XXIe siècle. Ils le sont bien davantage que des vols spatiaux ou des médailles olympiques. »« Aujourd’hui encore, des milices d’extrême droite se revendiquent de Stepan Bandera, qui a collaboré avec l’Allemagne nazie en créant la Légion ukrainienne sous commandement de la Wehrmacht », analyse Alexandre Jevakhoff, qui vient de publier un De Gaulle et la Russie (Perrin). « Ce rappel combiné à une foule de bobards véhiculés par de grands médias russes accrédite le danger que courraient les russophones du Donbass. Récemment, un programme télévisé grand public a parlé de génocide en évoquant des exécutions de russophones complètement invérifiables ». Pour Bernard Lecomte, auteur de plusieurs ouvrages sur l’URSS, la Russie et le KGB, « ce n’est pas un hasard si Vladimir Poutine a dissous l’ONG Memorial afin d’imposer son histoire officielle dans un climat de répression croissante contre l’opposition ».Cet appel à la mémoire patriotique est central dans le discours prononcé jeudi. « Il ne faut pas oublier à qui s’adresse Poutine », rappelle Marc Lits (UCLouvain). « Une certaine logique peut nous échapper lorsque l’ambassadeur de Russie à l’ONU, Vassily Nebenzia, affirme que son pays cible “la junte au pouvoir à Kiev”. Mais il faut savoir qu’il s’adresse d’abord à sa population en agitant le passé glorieux de la Russie. Un passé où même Staline a été progressivement réhabilité via les médias officiels. Dans un pays où il n’y a plus de société civile, où les opposants n’ont pas voix au chapitre. »Le mot « dénazification » laisse d’autant plus songeur que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, l’ennemi juré de Poutine, est né de parents juifs et russophones. Zelensky qui, restant dans le même registre, a pour sa part comparé jeudi l’assaut russe aux agissements de l’Allemagne nazie durant la Seconde Guerre mondiale. En 2014, dans le sillage des protestations de la place Maidan, « le gouvernement issu des élections fut lui aussi qualifié de nazi ou de fasciste. Des affiches posaient ce choix : ou voter pour la Russie ou voter pour les nazis », pointe pour sa part Tom Casier (Brussels School of International Studies).D’où vient Poutine ?Tout est écrit comme sur du papier à musique. Et depuis très longtemps. « Pour comprendre combien Vladimir Poutine est cohérent avec lui-même, il faut se souvenir d’où il vient », tranche Bernard Lecomte. « Ce petit délinquant de Léningrad, sauvé de la rue par un professeur de judo intelligent, n’a jamais oublié le 9 novembre 1989 et la chute du Mur. Ce jour-là, il a fait venir sa famille à Dresde, dans l’ex-Allemagne de l’Est, où il est lieutenant-colonel du KGB. Il est au premier rang. Le mur de Berlin tombe. Sa vie semble s’effondrer. Il le dira plus tard : “La plus grande catastrophe du XXe siècle fut la fin de l’URSS” ». La volonté farouche du maître du Kremlin de rebâtir « l’empire » a fait couler beaucoup d’encre au fur et à mesure qu’il cherchait à lui rendre son lustre. Rien n’a pu l’arrêter jusqu’ici. « Il semble intouchable tant il fait le vide autour de lui. Son entourage proche est constitué d’hommes de confiance du KGB qui n’ont aucun intérêt à se débarrasser d’un gêneur, comme on a pu le voir lors de coups d’Etat militaires », continue Bernard Lecomte. Poutine est pleinement cohérent avec lui et ses proches…Discours de légitimationDans son discours, Vladimir Poutine se donne également le « bon droit » de voler au secours des russophones tout en passant outre le droit international. « Il faut replacer cette décision dans un contexte au long terme qui a vu les Etats-Unis et leurs alliés partir successivement en guerre au Kosovo et en Irak, au nom des droits de l’homme, mais sans s’embarrasser du droit international », précise Sébastian Santander. « Brandir les droits humains dans un discours de légitimation permettra en outre demain d’amener l’opinion publique à accepter la mort de soldats et les difficultés qu’engendre toute guerre ». Avec, au bout du compte, « ce changement fondamental dans le discours qui ne consiste plus à parler de sécurité en Europe mais de prendre le contrôle de l’Ukraine », constate Tom Casier.Reste une énigme : le langage corporel pesant d’un Vladimir Poutine enfoncé dans sa chaise, manifestement fatigué et peu démonstratif. On est loin de l’attitude virile et musclée du chef de guerre qu’il affectait autrefois lorsqu’il bandait les muscles devant la caméra. Aucun des experts interrogés ne pose de diagnostic sur un état de santé que la rumeur dit dégradé, mais dont on ne sait rien en réalité. « Une chose est sûre, il vieillit », dit Bernard Lecomte. « Les chefs d’Etat qui l’ont croisé affirment qu’il est terriblement aigri. A ce point, c’est préoccupant. Tout le monde a bien remarqué que ce n’est plus le Vladimir Poutine qui montait à cheval, y allait d’une prise de judo et pêchait en rivière. » Il y a comme un hiatus entre le verbal et le non-verbal…

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