Ericsson a collaboré avec l’Etat islamique pour développer
ses activités en Irak

La meilleure méthode pour éviter les coups, c’est de les anticiper. Et ça, Börje Ekholm l’a bien compris. Quand le CEO du géant Ericsson, spécialiste des réseaux de télécommunications, a vu passer dans un mail la liste de questions de l’ICIJ, le consortium des journalistes d’investigation à qui l’on doit notamment LuxLeaks et les Panama Papers, il a opté pour une parade. Les questions du collectif, dont fait partie Le Soir, portaient sur un rapport interne ayant fuité. On y découvre des dizaines de millions de dollars de paiements suspects réalisés par la multinationale suédoise en Irak, pays où elle déployait ses réseaux. Caisses noires, voyages offerts à des fonctionnaires, transactions avec des représentants de Daesh… entre 2011 et 2019, la société Ericsson semble, selon ce rapport interne, être incapable de justifier une série de dépenses irakiennes. Mais au lieu de répondre aux questions du consortium, Börje Ekholm a décidé de jouer la carte des aveux précipités. Le 15 février, il se confie à un média suédois, non membre de l’ICIJ, et reconnaît que son entreprise a peut-être participé au financement du groupe terroriste Daesh. Car il constate de nombreuses « dépenses inhabituelles (…) Parfois, nous ne pouvons pas déterminer où va réellement l’argent, mais nous pouvons constater qu’il a disparu », lance Ekholm.Dans la foulée, Ericsson publie un communiqué indiquant que « plusieurs employés ont été écartés de l’entreprise et de multiples autres mesures disciplinaires ont été prises » après avoir enquêté sur des comportements répréhensibles en Irak. Des déclarations qui ont fait dévisser son cours de Bourse de plus de 10 % en une journée.Du stylo Montblanc au voyage organiséMais que contient réellement ce mystérieux rapport, qui a provoqué cette fièvre soudaine de transparence chez Ericsson ? C’est ce que l’ICIJ et ses 30 médias partenaires dévoilent aujourd’hui dans un projet intitulé « Ericsson List ». Au cœur de cette nouvelle fuite, 73 des 79 pages d’un rapport sur les activités d’Ericsson. Rédigé par le service « conformité » d’Ericsson, avec l’appui d’un célèbre cabinet d’avocats new-yorkais, cet audit résume les récits de 28 témoins et analyse 22,5 millions d’e-mails et 4 téraoctets de documents qui laissent entrevoir des pratiques de corruption ou de détournement de fonds dans 14 pays, dont l’Irak.Ce rapport suspecte au moins dix employés (actuels et anciens) d’avoir violé le code d’éthique de l’entreprise. Parmi les infractions identifiées figurent la corruption, la fraude ou encore le blanchiment. Ericsson offrait par exemple des œuvres d’art, des iPad, des montres ou des stylos Montblanc à certains de ses clients. La société a également payé des voyages en Espagne et en Suède à dix fonctionnaires du ministère irakien de la Défense.Ericsson employait également un intermédiaire local et misait sur ses connexions politiques pour obtenir des marchés sur le territoire irakien. Or, cet apporteur d’affaires a perçu 27,5 millions de dollars pour des missions de conseil pour lesquelles il n’est pas possible de documenter une « preuve de travail », stipule le rapport. Deux employés de haut rang ont même déclaré aux enquêteurs internes que 500.000 dollars ont été versés, via cet intermédiaire, au directeur général de l’un des opérateurs téléphoniques irakiens, pour obtenir un contrat de mise à niveau du réseau.Ce n’est pas la première fois que la société Ericsson est pointée du doigt. Les Etats-Unis ont déjà lancé une enquête en 2013 pour des pratiques de ce genre, qui s’est soldée en 2019 par le paiement d’une transaction de plus d’un milliard de dollars à charge de l’entreprise suédoise. En signant cette transaction, Ericsson a reconnu s’être livrée à des actes de corruption dans cinq pays (l’Irak n’était pas cité). Mais par la même occasion, la société s’évite un procès pénal. Ses dirigeants n’ont pas été inquiétés.Mais ça ne s’arrête pas là. Malgré l’enquête américaine, des pratiques douteuses ont perduré en Irak. Il faut dire qu’Ericsson y était confrontée à un nouveau problème : la montée en puissance de l’Etat islamique. Le géant des télécoms est actif dans ce pays depuis les années 60, mais a dopé son activité à la fin de la guerre lorsque les pouvoirs publics et les principaux opérateurs du pays ont commencé à investir dans un réseau digne de ce nom.Puis l’arrivée de Daesh change la donne. Certains cadres proposent immédiatement d’arrêter les projets en cours à Mossoul, territoire aux mains de l’Etat islamique. Mais la direction rejette l’idée. Cela « détruirait notre entreprise », conclut-on à l’époque. Un mois plus tard, un ingénieur est envoyé à la rencontre de Daesh pour demander au groupe terroriste une autorisation de poursuivre le chantier mené dans cette zone pour le compte d’un opérateur local (Asiacell).Interrogé par l’ICIJ, cet ingénieur, qui ne souhaite livrer que son prénom (Affan), raconte qu’il a été convoqué sur un pont où des hommes enturbannés l’ont poussé sur le siège arrière d’un pick-up Toyota avant de prendre la fuite. L’un des kidnappeurs l’a forcé à appeler un haut responsable d’Ericsson pour exiger des millions de dollars. Le rapport interne de l’entreprise confirme cet enlèvement, l’appel téléphonique et la demande d’argent.Quelques semaines plus tard, sans avoir reçu la moindre information, Affan est libéré. Un responsable d’Ericsson affirme, dans le rapport d’audit, que son partenaire Asiacell « a pris des dispositions pour obtenir la libération de l’otage et laisser Ericsson poursuivre son travail à Mossoul ». Aucun détail n’est fourni sur le contenu de cet arrangement avec Daesh.Voie égale ou voie rapide ?Dans le cadre du même projet, Ericsson et son partenaire Asiacell devaient transporter divers équipements – dont des pylônes – à travers l’Irak. Le sous-traitant, en charge de cette logistique, a proposé deux options : « voie légale » ou « voie rapide ». L’option deux coûte plus cher, mais permet d’éviter les postes de douaniers irakiens, souvent bloqués pendant des jours (voire des semaines). Mais il y a un hic : certaines parties de la « voie rapide » traversent le territoire de Daesh.C’est pourtant cette option qui est retenue. Le rapport au cœur de cette fuite recense trente camions, qui payaient de 3.000 à 4.000 dollars par chargement pour transporter le matériel d’Ericsson à travers les zones contrôlées par le groupe terroriste. En mars 2017, Ericsson a même payé 22.000 dollars par camion pour trois chargements en un seul jour. « Il ne peut être exclu » que le sous-traitant se soit livré « à un potentiel financement illicite du terrorisme pour effectuer des opérations de transport pour Ericsson », concluent les enquêteurs internes.Ce texte est une traduction libre et résumée, réalisée par Le Soir, de l’enquête publiée par l’ICIJ sous le nom Ericsson sought permission from Islamic State terrorists to work in Iraq and paid for passage through their territory amid wider corruption spree, rédigée par Sydney P. Freedberg et Maggie Michael.

Votre compte

Ericsson a collaboré avec l’Etat islamique pour développer
ses activités en Irak

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Pays-Bas: un cas de «maladie de la vache folle» identifié

Guerre en Ukraine: «Avec des avions de chasse, on monte encore d’un cran»

Aucun document confidentiel n’a été retrouvé lors de la perquisition de la résidence balnéaire de Joe Biden

Violences policières: des images sidérantes de «caméra cachée» dans un commissariat

Vincent Van Quickenborne: «La situation de notre famille est la preuve que la justice montre ses dents»

Précompte professionnel: ce qui change pour les Belges

L’indemnité vélo pour tous les travailleurs belges dès le mois de mai

Quels sont les avantages du travail intérimaire ?

Comprendre l'indexation des salaires en Belgique

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel