LA FORTUNE DES SIMENON

LIVRES LA FORTUNE DES SIMENON Plus d'un demi-milliard de livres vendus n'auraient pas fait de Simenon un milliardaire Le 5 septembre 1989, dans la soirée, sensation à la rédaction du «Soir». Annie Gaspard, correspondante à Arlon, communique que, par un canal qu'elle souhaite garder confidentiel, elle vient d'apprendre que Georges Simenon est mort la veille, le lundi 4. Branle-bas de combat. Les journalistes présents à cette heure tardive tentent de recouper l'information. On ne lance pas à la légère la nouvelle du décès du romancier le plus populaire du siècle. Coup de fil à des confrères lausannois. Ceux-ci vérifient d'abord auprès du restaurant qui portait chaque jour les repas dans la petite maison rose de l'avenue des Figuiers. De ce côté-là, rien d'anormal ne semble avoir été remarqué. Puis ils interrogent un médecin légiste, susceptible d'avoir rédigé l'acte de décès. La réponse est un aveu maladroitement masqué: «Oui, mais je ne peux pas le dire.» A partir de cette déclaration, la machine d'information s'ébranle. Et «Le Soir», avec le quotidien «La Suisse» qu'il avait appelé à la rescousse, annonça au monde que Georges Simenon, le plus illustre des écrivains belges, s'était éteint à l'âge de quatre-vingt-six ans. L'indiscrétion qui fut à la base de ce «scoop» n'avait pas été prévue par Simenon. Il avait demandé à Teresa, sa compagne des dernières années, de disperser, après son incinération, ses cendres dans le jardin de son ultime demeure, sous ce même cèdre où reposaient déjà celles de sa fille Marie-Jo. Il ne désirait pas que ses autres enfants, ses trois fils Marc, John et Pierre, fussent avertis avant l'accomplissement de ce voeu. Comme la nouvelle déferla sur tous les téléscripteurs de la planète dès le 6 septembre, Teresa fut bien en peine, vu l'afflux des envoyés spéciaux devant la petite villa, de rendre ce service funèbre à celui qu'elle avait assisté jusqu'à son dernier souffle. Elle dut attendre la nuit suivante pour mêler à l'herbe du jardin où Simenon, frappé de paralysie dans ses derniers mois, faisait ses dernières promenades, les traces matérielles du passage d'un homme qui se disait «comme tout le monde». SOCIÉTÉ D'UNE PERSONNE En réalité, Simenon n'était banal en rien. Et ce repli, à la fin de sa vie, cette tentative de se confondre avec le commun des mortels a encore quelque chose de démesuré, par sa dimension utopique, parfaitement volontariste. Tout en s'illusionnant sur sa retraite paisible, il téléphonait chaque matin à dix heures précises à sa secrétaire, Joyce Aitken, dont le bureau est toujours situé à l'autre bout de Lausanne, pour se tenir au courant de ses affaires. Madame Aitken, qui entra au service de Simenon il y a de cela trente-deux ans en n'ayant lu qu'un seul de ses livres, simplement parce qu'elle cherchait un travail d'appoint, est actuellement la grande ordonnatrice de l'empire Simenon, puisqu'en plus d'assumer cette société d'une personne qu'est le Secrétariat Georges Simenon, elle remplit aussi la fonction, par la volonté du romancier (c'était la seule profession que Simenon avait voulu voir figurer sur sa carte d'identité), d'exécutrice testamentaire. A propos de l'héritage, on avait craint le pire, étant donné les relations pour le moins tendues entre Simenon et sa seconde épouse, Denyse Ouimet, la mère de sa fille Marie-Jo, qui s'est donné la mort en 1978, et de ses deux fils cadets. Il n'avait jamais consenti au divorce, qu'elle avait, pour sa part, réclamé avec insistance, parce qu'il se refusait à lui payer la plantureuse pension alimentaire qu'elle aurait été autorisée à réclamer et, surtout, la part de droit d'auteurs qu'elle revendiquait en raison de la fonction d'agent qu'elle avait exercé à ses côtés au temps de leur entente. Il semble que l'auteur ait prévu, entre son épouse légitime et ses enfants survivants, une répartition de succession acceptable pour toutes les parties. Curieusement, il n'a laissé à Teresa, qu'il n'a cessé de célébrer à la fin de sa vie, et dans les bras de laquelle il s'est éteint, que la petite maison rose. PARTIE VISIBLE DU PACTOLE Tant sa veuve que son fils aîné, Marc, fils de sa première femme, Régine Renchon, et époux de Mylène Demongeot, jugent, sans vouloir entrer dans les détails, le partage proposé «équitable». Mais que peut être l'avoir d'un écrivain qui vendit de son vivant plus de 550 millions d'exemplaires de ses livres de par le monde? On ne dispose, pour faire cette estimation, que du montant de sa fortune imposable tel que la chiffra le fisc suisse pour l'exercice 87-88: 3,5 millions de FS (approximativement 87 millions de FB au taux actuel). Ce n'est là que la partie visible d'un pactole qui ne comprend pas, par exemple, la valeur de la vaste propriété d'Epalinges, le mammouth cubique que Georges et Denyse firent construire au temps où l'usine Simenon produisait à plein rendement. Denyse y avait installé une horloge universelle, qui lui donnait l'heure aux quatre coins du monde, afin de ne manquer aucun rendez-vous téléphonique avec les éditeurs sous toutes les latitudes. Cette maison de vingt-cinq pièces, Simenon la mit en vente lorsqu'à septante ans il décida de ne plus écrire de romans (il ne se consacra plus, dès lors, qu'à ses «Dictées» et à la rédaction de ses «Mémoires intimes», provoqués par la suicide de sa fille), et d'aller, avec Teresa Sburelin, s'ins-taller dans la maison sous le cèdre. Depuis, ce mausolée suréquipé - Simenon, pour faire face à tous les imprévus, y avait tout prévu en double - n'a toujours pas trouvé acquéreur... Simenon avait coutume de minimiser sa richesse. Je ne suis pas le milliardaire de la littérature que les journaux décrivent unanimement, confiait-il. L'argent que j'ai gagné, je me suis hâté, à mesure qu'il parvenait entre mes mains, de le dépenser. Le train de vie des Simenon, dans leurs années flamboyantes, peut expliquer cet aveu. Dans ses souvenirs, il rappelle qu'une petite visite au salon de l'automobile de Genève s'était soldée par quelques emplettes: une Rolls, une Chrysler dessinée par Ghia et un véhicule destiné à conduire les enfants à l'école. C'était l'époque où la domesticité, à Epalinges, comptait onze effectifs. Parmi lesquels Teresa, alors femme de chambre. Mais le véritable empire Simenon, c'est celui que définit Paul Morand comme «plus vaste que celui de Napoléon. C'est une atmosphère irrespirable, ajoutait-il, mais devenue notre oxygène.» Et sur cet empire-là, le soleil, comme disait l'autre, ne se couche jamais. JACQUES DE DECKER

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